Make the archives of America great again ⟡ Emmanuel Van Der Auwera

Publié dans l'art même, n°79, septembre 2019


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« This is the way the world ends, Not with a bang but a whimper.» T.S. Eliot, Des hommes creux, 1925 

 

En cette rentrée 2019 se démarquent les deux expositions simultanées d’Emmanuel Van Der Auwera (°1982; vit et travaille à Bruxelles) au Botanique et à la galerie Harlan Levey. Avec ses deux nouvelles vidéos conçues en diptyque, The Death of K9 Cigo et The Sky is on Fire, Van der Auwera brosse le portrait d’une Amérique trumpienne et sclérosée, s’interrogeant par le prisme de la question des armes à feu, aux métadiscours d’un évènement à travers sa digestion et sa documentation en images, de leur production à leurs usages. Une année chargée pour l’artiste, qui après ses expositions à Dallas et Art Brussels en début d’année participe aussi à l’exposition collective « Open Skies » au WIELS1 et finalise sa première monographie — à paraître en fin d’année.

 

Emmanuel Van der Auwera, The death of K9-Cigo, video still. © / courtesy  de l'artiste et Harlan Levey Projects.


The Death of K9 Cigo 

« Depuis la série Memento (2015), je m’intéresse à l’impact d’évènements tragiques, à la chorégraphie qui se noue à travers les médias, les réseaux sociaux, à la façon dont les gens interagissent avec ces évènements  liés à leur plausibilité et à l’instant de leurs hypermédiatisations.»2  C’est ainsi que Van der Auwera commence à suivre jour après jour depuis plus d’un an le quotidien du territoire de Miami et de ses environs sur Périscope,  l’application permettant d’explorer le monde en direct sur Internet. Fantasmatique, fallacieuse, cristallisant le progrès et l’échec de par son inexorable disparition programmée, Miami offre une vision sinistre et touchante de l’Amérique que vient nourrir plus encore la tuerie de l’école de Parkland le 14 février 2018. Les évènements s’enchaînent, donnant lieu à une matière inestimable sur l’application pour l’artiste-chercheur outre-Atlantique déjà largement marqué par la culture états-unienne. Depuis plusieurs années et notamment depuis la tuerie de l’école primaire de Sandy Hook en 2012, Van der Auwera nourrit un intérêt pour ces fusillades et la conspiration des «acteurs de crise»3. Pour celui-ci, une clé d’interprétation des absurdités de ces actions réside au sein de chaque vidéo produite et diffusée sur Internet. « Assez intuitivement, j’ai d’abord voulu les sauvegarder de l’abysse car je les imaginais comme potentiellement précieuses et, en même temps, elles me semblaient être une porte d’entrée pour méditer sur ces questions et observer l’impact d’un tel évènement dans cet étrange monde hanté par l’omniprésence des caméras. »4

 

La force du montage 

 De la force de la démocratie directe à la remise en question de postulats mensongers, la richesse de ces images témoigne d’emblée d’une valeur historique se modifiant sous l’action du montage. Le film démarre par la logorrhée sans issue et empreinte de solitude d’un jeune garçon face caméra. L’avertissement s’enchaîne avec des vues de Miami et de couchers de soleil kitch. S’immisçant peu à peu dans l’espace urbain, l’école du massacre, le regard du tueur, des policiers, la cellule de prison, et ponctuant l’ensemble de banalités de l’existence, l’œil de Van der Auwera infiltre tous les lieux, dans une limite éthique frôlant avec le voyeurisme « Mon regard [...] est un virus qui s’insère dans tous ces fragments collectés, il les unit. On saute de l’un à l’autre, à travers une quantité infinie d’yeux qui regardent à différents niveaux ces phénomènes et qui ont l’air de converger vers un point de vue unique, qui peut ‘fictionnaliser’ l’évènement», livre Van der Auwera. La patience scientifique du monteur y décortique et effeuille la matrice d’une société contradictoire encourageant la violence et délivrant des messages schizophréniques. Alors qu’on lit les noms des victimes sur les T-Shirts des protagonistes de The March for Our Lives (la marche commémorative, 24 mars 2018, ndlr) tels ceux apparaissant au générique d’un film, l’un d’entre eux dénonce le caractère vain de ces rassemblements. Le 24 décembre 2018, un chien de police (K9 Cigo) est tué lors d’une fusillade dans un centre commercial. K9 (nom de code des chiens policiers jouant avec le mot « canin » ) Cigo bénéficie de funérailles dignes de celle d’un homme. Constituée d’images internet pauvres rappelant l’esthétique de A Certain Amount of Clarity (présenté en 2015 au Belgian Art Prize)5, la vidéo multiplie les angles de vues, qui convergent peu à peu en un même flux de par leur statut brut et disparate. L’histoire se déploie de façon quasi cathartique. Telle une pièce de théâtre en cinq actes, l’action au centre de la vidéo s’organise autour de deux instants parallèles, celui de la tuerie scolaire et celui de la mort du chien policier, chacun dicté par une mise en scène claire dont fait preuve chaque partie du dispositif. Le montage sans choc offre à voir pour conclure une grande fête, se parachevant par l’offrande enflammée d’un mémorial avant l’apothéose, un playback sur fond de banderoles célébrant Trump. Si le «dispositif» de l’installation réside au cœur du travail de Van der Auwera, l’image et le film sont déjà des «dispositifs» en soi au sens formulé par Agamben, soulignant ici une stratégie du pouvoir6. Le dispositif rappelle autant la forme inhérente à la perte de liberté paradoxale offerte par l’image de l’instant sans cesse capté que la vacuité du discours. La leçon de montage explore dès lors la relation entre l’action, son stimulus et la réponse à travers l’image, activant un processus de distanciation entre objet et sujet. Matrice créatrice, le montage crée l’homogénéité d’un tout dysfonctionnel, pléthorique, et sans limite. 

 

La phrase-image7 

La remise en question de la nécessaire délimitation entre fiction et documentaire rappelle que l’un ne s’oppose pas nécessairement à l’autre8, mais que de leurs formes contradictoires naît l’énergie. Par le montage, Van der Auwera déplace la visibilité du dispositif initial. De sujet à motif, la question des armes à feu passe au second plan déployant un intervalle de pensée où l’image pixellisée, morcelée par l’esthétique volontairement pauvre crée une « dialectique de la phrase-image » telle que définie par Rancière9. Celle-ci « met de côté toutes les considérations habituelles sur l’horreur, sur l’indignité qu’il y a à représenter le mas- sacre, la misère ou la violence, et sur l’irreprésentable. La phrase-image est un opérateur de scénographie, un opérateur de transformation d’une visibilité et d’une pensabilité»10. Le patchwork de couleurs des sirènes des voitures de police de l’un des plans de K9 Cigo crée une palpitation, la matérialisation du changement de paradigme, l’explosion de la distinction du genre documentaire-fiction.

 

The Sky is on Fire 

Au Botanique, l’installation de la seconde vidéo qui s’impose directement au visiteur, se déploie sur un ensemble de trois écrans LED de 2,50 mètres sur 4, disposés séparément mais proches l’un de l’autre. Grâce à la technologie pauvre d’une application téléphonique de reproduction en 3D, Van der Auwera a scanné une centaine d’objets urbains, recréant des environnements virtuels non réels mais plausibles dans lesquels se déploient des détails, des textures, un monde gé et constellé d’aberrations. Les formes sont vulgairement produites, avec des allures géométriques où l’espace se fond en “une surface extérieure du monde sans densité, qui ne serait qu’un origami d’images»11. D’un écran à l’autre, l’image coule avec une lenteur à rebours de la boulimie instantanée de l’image sous-jacente à la production du diptyque. «Weare in a digital age» scande la voix off. « What we do is permanent »Le territoire de Miami évanoui s’apparente à celui de Pompéi12, un monde antédiluvien que l’on redécouvrirait des siècles plus tard. Tel un fossile de notre époque contemporaine, le film est un champ de ruines opératoire, une archéologie mnémonique de l’image, dont chaque plan devient la strate du temps, un feuilletage rappelant aussi la ruse technologique et le montage à l’origine de l’image animée et reconstituée. Cette déambulation d’un niveau à l’autre dans le plan déploie une «énergétique de l’image»13 représentative du temps et du mouvement. Une poétique autour de l’individu inconscient du processus en cours et pourtant spectateur du souvenir de sa propre catastrophe se déploie sous nos yeux. « We gonna see this video in the Library of Congress » continue d’asséner la voix. Van der Auwera offre l’éternité au veilleur de nuit du début de The Death of K9 Cigo. C’est lui qui fait le lien d’une œuvre à l’autre, réapparaissant tel un fantôme en n de boucle, et devenant le porte-parole d’une archéologie de l’image. Dans la continuité de K9 Cigo, The Sky is on fire devient un horizon de l’ère numérique, il incarne le souvenir dystopique d’un territoire au bord du gouffre. 

 

Le retour au stock footage 

Alors que le WIELS présente l’une des Video Sculptures les plus abouties de la série — Video Sculpture XX (The World’s 6th Sense), l’œuvre exposée à Art Brussels 2019 — l’articulation des deux vidéos exposées conjointement, l’une au Botanique, l’autre chez Harlan Levey, fait acte de statement, témoignant d’un tournant dans le travail de l’artiste. Dans un troisième temps, et une exposition future, Van der Auwera aimerait d’ailleurs poursuivre le diptyque en un dernier volet avec la production d’un lm conçu à partir de l’imagerie du Homeland Security Center à Orlando et de son simulateur de school shooting. Questionnant la production documentaire autant que son contenu, Van der Auwera exprime avec ces deux nouvelles productions l’urgence de l’utilisation de ces images en revenant au stock footage et au montage. Par le dialogue inédit produit par l’artiste entre les deux films et le recours à la 3D, Van der Auwera étend son champ de recherche à des moyens techniques jusqu’alors inexplorés dans une nécessité toujours constante de recherche de cadrage du regard. » Avant de fabriquer de nouvelles images, commençons par réfléchir à celles déjà produites. Il me faut faire sens avec le ‘déjà existant’ avant de rajouter de la matière pour montrer mon savoir-faire. Ces images ne sont pas encore vues pour ce qu’elles peuvent être.»14 Van der Auwera nous saisit dès lors au travers de ce fantasme d’une Amérique évanouie avant l’heure, de la grandeur recouvrée par l’archéologie d’un temps figé, et de la vanité de sa possible recomposition; une fête vaine qui tourne en boucle via l’image d’une société condamnée par sa propre absurdité.




1. « Open Skies », WIELS, Bruxelles, du 27.09.2019 au 05.01.2020. Avec : Luiza Crosman, Helen Dowling, Toon Fibbe, Naïmé Perrette, Leander Schönweger, Emmanuel Van der Auwera & Jelena Vanoverbeek. 


2. Entretien avec l’artiste, Bruxelles, juin 2019.



3. Selon cette théorie, les victimes et les témoins de fusillades de masse seraient des acteurs engagés et mis en scène par le gouvernement pour justifier l’interdiction du port des armes. 


4. Entretien avec l’artiste, Bruxelles, juin 2019. 


5. Les vidéos suivaient les activités d’adolescents regardant des meurtres. Sans manipulation aucune, le montage réalisé à partir d’images found footage positionnait le spectateur du côté de l’image et créait des effets de sens offrant de nouvelles perspectives. 


6. Voir Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif, Paris, Rivages Poche, 2007. 


7. “‘La phrase-image’, ce n’est pas tant un rapport entre des mots ordonnés en discours et des formes visuelles qu’un rapport entre deux fonctions. D’un côté, une fonction de phrasé, qui installa un certain continuum temporel et une tonalité dominante, de l’autre, une fonction d’image, qui est de ponctuation mais aussi de rupture, de déplacement par rapport à la combinaison sensible qui est attendue.” Jacques Rancière, Le travail des images. Conversations avec Andrea Soto Caldéron. Paris, Les Presses du Réel, 2019, p. 71.



8. Jacques Rancière, La fable cinématographique, Paris, Le Seuil, 2001, p. 202.



9. En “phrasant” le visible, il y a déplace- ment du sens (de la phrase, et donc ici de l’image), la construction d’une nouvelle syntaxe devient possible.



10. Rancière, Op. cit. 2019, p. 72.



11. Entretien avec l’artiste, Bruxelles, juin 2019.



12. Id.


13. Voir la conférence d’Andrea Pinotti, “Empathie et hésitation : l’imagecomme désamorçage neurologique”, Le sensible à l’œuvre : savoir du corps entre esthétique et neurosciences, Colloque interdisciplinaire, jeudi 15 mai 2014, Paris. Source : www.youtube.com/ watch?v=yBwpDPkGWW4