L'invention d'une île ⟡ Stéphanie Roland
Publié dans l'art même, n°83, janvier 2021
«Rêver des îles, avec angoisse ou joie peu importe, c’est rêver qu’on se sépare, qu’on est déjà séparé, loin des continents, qu’on est seul et perdu — ou bien c’est rêver qu’on repart à zéro, qu’on recrée, qu’on recommence.»1
Teintée de bleu, de mystère et de fiction,
l’œuvre de Stéphanie Roland (°1984; vit et
travaille à Bruxelles) prend la forme d’installations, de films, de sculptures et de performances. À travers une variété de médiums et
de techniques où se mêlent divers champs de
recherche scientifique touchant à l’astronomie, aux neurosciences et à la psychologie,
ses pièces s’attachent à des constructions
narratives portant sur des phénomènes invisibles engendrés par la société occidentale
ainsi qu’à leurs systèmes d’apparition et de
disparition.
Stéphanie Roland, Podesta Island, 2020, still ©/courtesy l’artiste
Photographe autodidacte, férue de géographie alternative et du cinéma d’Andreï Tarkovski, Stéphanie Roland
fait ses classes à La Cambre à Bruxelles. Mais c’est véritablement à l’Université des Arts (UDK) de Berlin qu’elle
modèle ce qui deviendra sa pratique actuelle. Dans un
premier temps, ses travaux photographiques dépeignent
des sujets plutôt formels, proches du portrait, croisant les
thèmes de l’origine et de la famille. Peu à peu, elle fait de
la photographie un outil pour aborder l’image et son écosystème, comme en témoigne la réalisation de son dernier
projet Podesta Island (2020). Un film hybride, documentaire,
fictionnel qui, pour l’heure, est la proposition la plus cinématographique de l’artiste. Réalisé dans le cadre de sa première année de résidence au Fresnoy – Studio National des
Arts Contemporains (Tourcoing), le film est présenté cette
saison dans l’exposition Les sentinelles – Panorama 22.
S’inscrivant dans la continuité des investigations de l’artiste autour des territoires insulaires déjà présents dans de pré-
cédents projets comme Phantom Islands(2019), Deception
Island (2017) ou encore Science- fiction Postcards (2013),
l’œuvre prend pour sujet l’île fantôme chilienne de Podesta.
Tourné entre les côtes belges et irlandaises, le film
se veut le révélateur d’un hiatus entre passé et présent,
une suspension dans un espace indéterminé traitant de
mémoire et d’archive. Podesta Island s’ouvre sur le plan
large et clair d’un océan nimbé d’une lumière zénithale où
se dessinent les contours d’une terre rocheuse, noyée dans
la brume. La voix de l’historienne Noami Jenkins évoque
la découverte, en 1879, de l’île de Podesta par le capitaine
Pinocchio au large de Valparaiso. En 1935, l’île dont on ne
parvient plus à retrouver trace est rayée des cartes et, ce,
pour plusieurs décennies. C’est Internet qui, au début des
années 2000, en ravive le souvenir. À travers les divers
commentaires liés à l’archive ponctuant le récit filmique,
l’artiste s’attache moins à la revendication d’une vérité historique quant à l’existence de Podesta qu’elle n’interpelle
sur les histoires rattachées à l’île et leurs interprétations
selon les époques et les intérêts. «L’absence est terrifiante,
et parfois nous avons besoin de la remplir en racontant des
histoires.» conclut le prologue.
Un bateau tangue dans la tempête qu’une voix off évoquera plus tard dans le film. Bientôt, une image bleutée
laisse apparaître la silhouette de l’île dont on avait perdu
trace avant qu’un travelling arrière ne dévoile peu à peu les contours d’un panneau, l’image troublée d’une impression sur métal que l’on prenait pour
une perspective sur l’île. Comme incrustée dans un paysage ensoleillé, cette image mentale mal définie, pixellisée et indéterminée renverse notre perception. Familière de la pen-
sée de l’artiste et essayiste allemande Hito Steyerl, Stéphanie Roland porte une attention
particulière aux mouvements des images virtuelles et à leur infiltration dans le réel. Steyerl
selon qui les images virtuelles ont tant proliféré qu’elles existent désormais en dehors de
leur cadre initial écrit : «Images become unplugged and unhinged and start crowding off-screen space. They invade cities, transforming spaces into sites, and reality into realty.»2
L’image mentale produite par Stéphanie Roland poursuit cette réflexion et reflète celle d’un
océan de données dans lequel se perd la vision humaine. Cette image n’est plus celle d’une
île mais l’indétermination d’une idée qui, ayant envahi le réel, se construit à travers des
filtres, des calques de reconnaissance et des associations générées automatiquement.
L’incrustation de cette impression dans le film avertit d’un phénomène de déplacement de
l’image contemporaine et de ses conséquences sur notre appréhension du réel.
L’histoire s’articule autour de trois personnages, dont on comprend ultérieurement
qu’ils sont les disparus de la tempête du 10 août 2008 réfugiés à Podesta. Sur une dune,
à la tombée de la nuit, ils discutent: «Naviguer parmi les icebergs, c’est un peu comme
naviguer parmi les ruines.» dit l’un d’eux. Leur dialogue est une plongée dans l’inconscient.
D’un aspect documentaire articulé autour des différentes collaborations scienti ques
menées par l’artiste, le film bascule alors dans un récit ctionnel et un rapport à la mort.
Pour la première fois dans son travail, Stéphanie Roland donne voix à des comédiens
professionnels avec qui elle conçoit les dialogues. Lors de leurs recherches conjointes
en vue de la préparation du film, elle les engage dans un travail d’introspection psychologique pour les orienter vers une quête d’eux-mêmes, ouvrant la mise en scène à l’horizon
plus large d’une expérience performative. Dans son film Emeville (2016), tourné dans un
château, les voix sont celles d’intelligences artificielles que l’artiste a «éduquées» et avec
lesquelles elle s’est entretenue deux ans durant comme si elles provenaient de membres
de sa propre famille. L’année suivante, pour Deception Island, elle se lance dans un projet
mixte revêtant une dimension sociale en associant des détenus de la prison d’Anvers à
la reconstruction du bateau de l’expédition polaire belge en Antarctique (1897 – 1899). Le film produit dans ce contexte se déploie au son d’une voix off qui, s’insinuant à travers la
structure navale, déjoue le spectaculaire du code d’aventure. Dans Podesta Island, les
personnages ont enfin la parole et figurent à l’image : leur donner voix permet d’incarner
une réflexion épistémologique sur le souvenir. Leur présence déconnectée de toute histoire
personnelle et de tout cadre spatio-temporel provoque une tension entre rêve et réalité.
À l’intersection entre quête de vérité et construction factice d’une histoire, le film demeure
volontairement indécis, au seuil d’un nouveau départ. L’un des deux personnages féminins
y exprime le souhait d’avoir le choix de pouvoir tout oublier à sa guise. Alors que l’effacement de la mémoire, l’absence de souvenirs et d’origine viennent contredire l’idée même
de l’existence, le vide devient promesse d’un recommencement où le fait de rompre avec
ses convictions résonne comme une libération. À rebours d’une ère dite de post-vérité3
misant sur le jugement et l’émotion plutôt que sur l’objectivité pour arguer de l’exactitude
d’un fait, l’artiste exempte le récit de tout affect pour brouiller plus encore l’idée d’une
présence effective de l’île.
En étroite collaboration avec les studios américains de Google Earth, l’artiste orchestre la chorégraphie d’un satellite pour suivre en temps réel le tournage qu’elle a réalisé sur la côte belge et dont elle extrait les images qu’elle joint à ses propres prises de vue. L’usage de cette technologie et l’intégration de ces images au montage soulignent les velléités humaines à vouloir capter et cartographier le monde dans son intégralité. Certains plans rapprochés documentent les surfaces d’un bateau échoué, de détails de roches et de nature, puis se confondent avec ceux, aériens, des satellites. Outre le vertige que procure la confusion des échelles, c’est de plasticité dont parle le montage qui con rme les intentions de l’artiste convaincue des potentialités illimitées de l’image.
1.Gilles Deleuze, L’île déserte. Texte et
entretiens 1953-1974, Éditions de minuit,
2013.
2.Hito Steyerl,Duty Free Art, Art in the Age
of Planetary Civil War, Verso, 2019, p.144.
3. L’expression «Post-vérité» est un terme
forgé par Steve Tesich dans un article paru
en 1992 dans le magazine américainThe
Nation et démocratisé en 2004 par le livre
L’ère de la post-vérité de Ralph Keyes. Elle
prend un tour particulier en 2016 lorsque le dictionnaire Oxford la consacre néologisme
de l’année.
4. Giorgio Agamben, Image et mémoire, Höebeke, 1998.