Vue liquide ⟡ Caroline Achaintre
Publié dans l'art même, n°81, avril 2020
De l’absence de repères à l’idée de mouvement permanent, la liquidité qui imprègne les œuvres de Caroline Achaintre (°1969 Toulouse ; vit et travaille à Londres) depuis ses premières aquarelles sur papier, symbolise une forme d’illusion et l’idée d’une «transgression»1 refusant toute catégorisation. Dans son travail, l’artiste mêle différents médiums (textile, céramique, dessin, vannerie), où ce principe de liquidité semble tant conceptuel que formel. Alors que les couleurs des grands fils de laine paraissent fondre sur la face visible des tapisseries tuftées2, certaines des céramiques voient la rigidité imposée à la terre déstabilisée par le feu, non seulement dans les formes plissées, mais aussi dans leurs irrégularités ou la viscosité rendue par la brillance de l’émail apposée sur les surfaces aux motifs écaillés. De cet entre-deux et de la coexistence de forces contraires, entre matérialité avérée et impermanence, l’artiste extrait une puissance de représentation entre figuration et abstraction, modernité et contemporanéité.
Intitulée «Vue Liquide», son exposition à la
Fondation Thalie à Bruxelles, replace non seulement ce concept au cœur de la présentation
mais, défiant netteté et immuabilité, invite plus
encore à l’expérience d’un rituel (quasi chamanique, si l’on peut dire) où la vue alors hypnotisée
conjuguerait des perspectives a priori inconciliables. Aux côtés de Roofos (2014), Miss Tique
(2019) et Igor (2019), la nouvelle tapisserie créée
pour l’exposition, Spitfire (le cracheur de feu),
est une imposante figure anthropomorphe faite
de lignes labyrinthiques bleues se découpant
sur un corps gris, et dont les mélanges de couleurs flamboyantes évoquent les attributs d’un
félin. Spitfire rejoue avec la représentation d’un
être vivant sur une surface bidimensionnelle,
et selon l’angle sous lequel on l’observe, offre
à voir l’esquisse d’autres images bouleversant
son apparence initiale. Tel certains monolithes
pré-incas représentant des jaguars en deux
dimensions3, l’animal en métamorphose devient
le véhicule d’une transformation plus profonde.
La tapisserie alors dotée d’une dimension totémique dérobe à l’objet ses fonctions premières,
l’élevant au rang de symbole. Les ouvertures
sur le mur qu’offrent les percées des tapisseries
accompagnant Spitfire relaissent entrevoir d’autres
perspectives, rappelant aussi ce qui se cache
derrière ces représentations — à commencer
par la technique même de l’œuvre se jouant au
verso. Dans le travail de Caroline Achaintre se
dissimule derrière chaque apparence le potentiel d’une autre forme, une possible métamorphose
et l’accès à un autre monde visuel.
Pour ses expositions, l’artiste met en tension les narrativités contenues en chacune de
ses créatures, concevant l’espace comme un
lieu de rencontre et de conversation pour ses
personnages. Entre les murs sobres et aérés de
la Fondation Thalie, le microcosme sans artifices
imaginé par l’artiste fait dialoguer un panthéon
de figures parmi lesquelles Hadrian, Merlin, et
Supina. L’aspect énigmatique et coloré des
masques en céramique, conjugué aux consonances latines de leurs noms, détournent la
superbe de grandes figures mythiques auxquelles elles peuvent se référer, révélant toute
la dimension satirique et grotesque chère à l’artiste. «Comme dans les peintures de carnaval
de James Ensor, les protagonistes deviennent
les grimaces qu’ils dépeignent».4 Le carnaval
d’Achaintre invite ces antihéros à coexister, dans
une ronde où chaque personnalité délaisse toute
individualité au profit d’une expression libérée. «Elles ne sont pas polémiques dans leur rébellion mais leur qualité carnavalesque leur confère
une forme discrète de parrêsia»5. Dotées de cette
liberté, les figures d’Achaintre convient à une
appréciation plus poétique du monde qu’elles
habitent.
À travers ces formes carnavalesques, c’est
aussi à un renversement de paradigme que
nous invite subtilement l’artiste. Dans son livre
Chez Soi, la journaliste Mona Chollet insiste sur
la nécessité de l’espace domestique comme une
forme d’ancrage dans le monde. Elle compare le caractère trop éphémère du bouleversement des
hiérarchies lors du carnaval6, à la façon dont la
société considère les «casaniers» - comme des
marginaux contre lesquels la critique l’emporte
toujours sur la compréhension d’un mode de
vie nécessaire, bien qu’à rebours des traditions
(obligations) de sociabilité7. Ces réflexions corrélées à l’état actuel du monde confiné nous
positionnant dans une inévitable redéfinition de
nos habitudes, invitent à réfléchir au jugement
porté sur ces états d’exception, le sens de ces
renversements, et la possibilité de leur pérennité.
Alors que le modèle du casanier reclus devient
l’exemple à suivre, le monde inversé proposé par
Achaintre semble intervenir à point nommé pour
défier nos conceptions, et interroger la déliquescence de notre société.
COMPTE TENU DE LA SITUATION ACTUELLE LIÉE À LA PANDÉMIE DE COVID-19, L’EXPOSITION EST REPORTÉE JUSQU’À NOUVEL ORDRE. SES DATES SERONT COMMUNIQUÉES ULTÉRIEUREMENT. MERCI DE VOUS RÉFÉRER AU SITE INTERNET.
1. Les mots de l’artiste, mars 2020.
2. La technique du tuftage consiste à projeter la laine à partir du verso de la toile.
3. Nous pensons ici par exemple au Lanzón de la culture Chavin, sur le site de Chavin de Huantar dans les Andes péruviennes, un imposant monolithe en pierre se révélant au fond d’un labyrinthe.
4. Entretien avec l’artiste, mars 2020.
5. Zoë Gray, “A Motley Crew”, in: Caroline Achaintre , Baltic / Frac Champagne-Ardenne, 2017, P.113. Traduit de l’anglais pour les besoins du présent texte.
6. Il est question ici de la dimension subversive, et non pas seulement
folklorique du carnaval, telle que dé nie par Mikhaïl Bakhtine.
7. Mona Chollet, Chez Soi : une odyssée de l’espace domestique, Editions Zones, 2015.