RIBOCA2 ⟡ and suddenly it all blossoms
Publié dans Revue 02, en ligne, juin 2020
Penser, c’est être à l’écoute de ce qui nous entoure, énonçait avec une évidence irréfutable Gilles Deleuze à la lettre M de son abécédaire. M pour « Maladie », « qui n’est pas comme une ennemie mais aiguise le sentiment de la vie1 ». Sans faire l’éloge du trouble actuel, le recours à cette référence invite à réfléchir aux potentiels de la grande fragilité qui incombe aujourd’hui au milieu culturel, suggérant un état propice pour habiter le présent, agir et « faire autrement ». Parmi de multiples exemples, l’approche adoptée par la biennale de Riga en parallèle de l’impossible marathon 2020 des évènements similaires, offre un modeste éclairage sur les moyens à notre portée et la reprise en main du territoire culturel.
RIBOCA2, Andrejsala, territoire de l’ancien port industriel de Riga. Courtesy Riga International Biennial of Contemporary Art.
Tandis que la plupart des biennales ou triennales classées parmi les plus attendues de l’année annoncent leur report, RIBOCA2, la seconde édition de la biennale de Riga qui aurait dû ouvrir le 14 mai dernier, aura bien lieu ces prochains mois, sur un scénario remodelé, garantissant plus encore les ambitions originelles du projet. Né d’un sentiment d’agonie, de l’état de catastrophe et de fin d’un monde, investiguant les frontières entre le visible et l’invisible, l’humain et le non-humain, le programme, teinté de scepticisme, n’en proposait pas moins une chorégraphie résolument optimiste. Son prologue « défiait la résignation et considérait l’abandon comme un manque de courage », me confie sa commissaire, Rebecca Lamarche-Vadel, lors de notre entretien téléphonique. De l’indétermination planant dans le titre «and suddenly it all blossoms » s’ouvraient des ramifications de possibles, une volonté de réenchantement et le refus d’une rupture – évitant par la même occasion l’incessante, pour ne pas dire exaspérante, opposition entre « monde d’avant » et « monde d’après ». La porosité dont il est ici question évoque une continuité à investir, l’engagement dans une métamorphose à laquelle rien ni personne n’échappe. Prenant place sur un site de vingt hectares qui abritait l’ancien port industriel de Riga laissé à l’abandon suite à la chute de l’URSS, l’entre-deux de ce territoire offrait l’opportunité d’un syncrétisme entre l’héritage d’un passé industriel et la possibilité d’un devenir.
À l’issue de la redéfinition du projet, la démesure de l’architecture de certaines salles, le gigantisme de quelques-unes des installations envisagées (comme par exemple l’immense cadavre exquis de Pawel Althamer) ou encore le rythme effréné du programme public, construit sur un glossaire affiné conviant à plus d’une vingtaine de rencontres (avec des penseurs, philosophes, théoriciens tels que CAConrad, Emanuele Coccia, Vinciane Despret, Michael Marder, parmi d’autres), laissent place aux ruines, celles-là même dont il était question dans la lettre d’intention. Aux ruines du lieu en friche s’ajoutent donc celles d’un projet en partie évanoui, dont subsistent les traces de murs en devenir, des socles vides et des bribes discrètes d’œuvres venant contaminer l’espace abandonné et s’immisçant dans les contingences du temps. Au travers des manques et des respirations des fantômes d’œuvres qui ne seront pas, ne viendront pas, le scénario remodelé sans abnégation se fait promesse d’un dialogue non moins intéressant quant au travail des artistes, la temporalité de l’exposition — rappelant les préoccupations d’artistes comme Pierre Huyghe — et ses défis de monstration au regard de l’éthique et de l’économie qui s’imposent désormais. « Le silence de certaines œuvres devient criant, il nous raconte une transformation, il convie l’imaginaire et ouvre des possibilités d’être », poursuit la commissaire. À partir d’un texte en cours d’écriture, Marguerite Humeau partagera par exemple une expérience performative en lieu et place du vide laissé par l’absence de ses sculptures. La jeune artiste polonaise Dominika Olszowy, dont le travail présenté s’attache aux questions de finitude et à l’ambivalence de la mort comme une forme métaphysique de disparition ou d’interruption d’activité liée au corps, hantera l’espace grâce à la présence d’une pleureuse, tandis que le poème arc-en-ciel d’Ugo Rondinone sera peint de manière pérenne sur l’un des murs – à défaut d’un aller-retour par les airs de l’installation. Dans ce contexte où bourgeonnent des propositions ajustées mais aussi inédites, un film, destiné à être tourné durant les trois semaines d’ouverture (prévues à l’heure actuelle du 20 août au 13 septembre 2020) captera la façon dont nous regardons le présent, telle une méditation sur le temps, faisant dialoguer les œuvres, les voix des penseurs du projet et les corps des visiteurs.
Bien que de louables intentions éthiques aient accordé d’emblée une importance particulière à la réalisation locale d’œuvres (nous songeons ici à celle de l’artiste lituanienne Lina Lapelytè inspirée de l’industrie balte du bois et du transport d’immenses troncs), la réduction du coût énergétique de la production de l’exposition imposée par la pandémie (moins de transports, moins d’infrastructures…), les nouveaux modes de partage, grâce au programme public démarré depuis le 21 mai et rendu entièrement accessible en ligne, puis ultérieurement l’accès au film, ne font pas regretter la modestie de la nouvelle bouture. Sans se soustraire au tout digital, l’exposition permettra une rencontre individualisée avec un public local, une diffusion régulière et étendue de ses réflexions, tandis que le film imposant une distance implacable en permettra un dépassement, offrant une matière, sinon une archive pour se souvenir et formuler ce que l’on peine encore à décrire. La rapidité avec laquelle RIBOCA2 parvient à inventer de nouvelles narrativités aux apparences moins spectaculaires renforce la croyance en une faisabilité indiscutable de nouveaux types de rencontres et l’urgence à s’affranchir du modèle de « biennalisation2 ». Au-delà de la « marque de fabrique » de chacun de ces grands événements, la redéfinition de leurs temporalités, la prise en compte concrète des enjeux écologiques et un sens du collectif en faveur de l’affect sont quelques-uns des enjeux des écritures en cours, à venir, et dont dépend la pérennité de nos réflexions produites par le sentiment de vie tiré de la maladie.
and suddenly it all blossoms, 2e biennale internationale d’art contemporain de Riga.
Un commissariat de Rebecca Lamarche-Vadel
1. Gilles Deleuze, L’abécédaire, Maladie, Entretien mené avec Claire Parnet, 1988-1989.
2. Un terme apparu au début des années 2000 désignant un phénomène de démultiplication et l’internationalisation des biennales d’art contemporain, et résultant de conditions politiques, économiques et artistiques. Voir par exemple : In-Young Lim, « Les politiques des biennales d’art contemporain de 1990 à 2005 », Marges [En ligne], 05 | 2007.