Un calme froid s’impose au seuil de « Proto », face aux sculptures effilées, transparentes et minimales de Matthew Angelo Harrison. Encapsulés dans les blocs de résine, des lances et des masques africains côtoient du matériel de manifestation syndicale de l’époque des United Auto Workers et d’autres équipements de travail ouvrier. La rencontre d’objets traditionnels et de reliques industrielles confère, de prime abord, des airs de musée anthropologique futuriste à l’espace de la Kunsthalle. Des reliefs et gravures sur les surfaces des blocs ébranlent pourtant l’apparente unicité des objets dont certains sont même scindés en deux. Leur identification se complique et leur symbolique semble se dissoudre dans la matière. C’est dans l’écart entre le contenant (la résine) et le contenu (les objets) que se produit l’effervescence. « Mon travail unifie les contradictions », confiait Harrison1. L’artiste afro-américain fige l’organique dans le synthétique ; il conserve mais détourne l’original ; il impose la surface lisse sur la substance. Pour sa première exposition européenne, le passé et l’avenir, les rites et l’industrie, l’intime et le politique ne sont pas seuls en dialogue. L’artiste procède par assemblage et juxtaposition pour tisser les liens entre son histoire personnelle et le sens actuel des conflits présents et passés vécus par toute une diaspora.
Matthew Angelo Harrison, installation view, Proto, Kunsthalle Basel, 2021, view on, Headdress, 2021. Photo: Philipp Hänger / Kunsthalle Basel
Depuis 2016 et ses premières présentations aux États-Unis, il produit des sculptures à partir d’objets africains qu’il récupère. Qu’il les scanne pour en imprimer des versions stratifiées en 3D ou les inclue directement comme des ready-mades, son geste évoque le commerce et les systèmes de conservation d’objets extraits de leur contexte. Perdus dans les flux du capitalisme, qui sont leurs auteurs ? Quel récit, ancestral, véhiculent-t-ils ? Harrison s’interroge sur leur valeur et les « capture » dans la résine de polyuréthane. En fixant leur évolution pour l’éternité, il les protège d’autres altérations et d’autres transports. La carapace transparente mais oppressante révèle toutefois le paradoxe de cette mise sous cloche. Le regard critique qu’il appose sur le trafic et la fétichisation de ces artefacts – et le fantasme de leur rapatriement ? – renvoie à des systèmes de (sur)consommation hérités du colonialisme2, selon lui aux origines de l’oppression. Les titres des pièces (Vestige d’une perturbation ; Anopia3) sont les preuves de la domination qu’il dépeint. Intitulée Bated Breath (souffle coupé), l’œuvre sur laquelle s’ouvre l’exposition – un bloc contenant une figure Dogon Nommo avec les mains en l’air – n’est pas sans rappeler des gestes, récents, de soumission face à la police et la phrase désormais tristement célèbre de George Floyd (« I can’t breathe »).
Né à Detroit, berceau américain de l’industrie automobile et de la techno, où il vit et travaille toujours, Harrison fusionne pour la première fois les témoins de cultures tribales avec ceux de son éducation politique et sociale. Diplômé des beaux-arts par la School of the Art Institute of Chicago (2012), il a ensuite travaillé en tant que designer aux usines Ford – un emploi dans la lignée de ceux de sa famille, comme le suggèrent les accessoires de travail hérités de sa mère, par exemple la veste de Single Mother (Divided). La violence et l’intensité de ce milieu ont nourri ses obsessions artistiques pour la technologie et l’expérience concrète des machines. L’artiste élabore depuis ses propres CNC (fraiseuse à commande numérique) pour forger ses prototypes. Contrairement à beaucoup de ses contemporains, Harrison ne délègue pas la production technique et collabore avec ses machines comme avec de véritables partenaires dans un esprit DIY lui offrant une autonomie de production (et, de fait, économique). À la limite du visible, les formes sculptées sur les résines répondent à des logiques de conception robotiques. Les traces laissées par les trous et les incurvations délimitent selon lui des états intermédiaires, à mi-chemin entre réalité et possibilité, intérieur et extérieur.
À l’image de la machine d’impression 3D (Proto-fountain)autour de laquelle s’agence l’exposition, les œuvres sont des hybrides tout droit sortis des expérimentations avec les outils techniques. Chacune d’entre elles résulte d’un programme conçu par l’artiste puis exécuté par l’appareil. Le prototype est le modèle le plus abouti, dont on peut encore observer les erreurs pour, a priori, en tirer une version parfaitement reproductible à l’infini. Composites et expérimentaux, les prototypes développés par Harrison défient l’idée de l’unicité et de l’ergonomie universelle. Ils portent en eux des traces de hasard et d’aléas promesses de renouveau. Comme l’image d’une (re)naissance, Headdress synthétise ainsi toute la démarche de « Proto ». La sculpture qui reproduit les traits d’un visage scanné en basse définition au Penn Museum (musée d’archéologie et d’anthropologie à Philadelphie) semble éclore d’une poitrine où un casque de chantier est aussi encastré. La créature cyborg aux airs d’oracle épouse les rondeurs de l’objet qu’elle a digéré. Elle existe, sereine et tournée vers l’avenir, au travers de l’assimilation des temps et objets.
Les traits non linéaires et les variations dessinés par l’agencement des œuvres dans l’espace esquissent les mouvements précis et scandés des imprimantes 3D et des outils de production de masse. À la transparence des blocs répondent aussi les vides laissés par les tiges des socles. Sobrement désignées, les structures métalliques réalisées par l’artiste font partie intégrante de l’œuvre. Leurs lignes claires mais austères scandent la pièce, et rappellent d’autres manifestations de contrôle – comme ceux imposés par le modernisme et le pouvoir de la forme4. La conjugaison des histoires culturelle et ouvrière montre ainsi la répétition de systèmes d’exploitation et de précarité nés des systèmes imbriqués que sont le capitalisme et le colonialisme. En résistance à ces mécanismes, les liens politiques et esthétiques d’Harrison formulent quelques-unes des forces de l’identité noire (Blackness), telles que les théorise le philosophe et poète Fred Moten. « That blackness is generation’s more-than-arbitrary name; that she is our more-and-less than single being5 ». La Blackness est un legs générationnel, un réseau relationnel dont la mise en valeur des maillons, rassemblés puis intégrés dans le présent par la machine et pour le futur semblent, enfin, porter l’espoir de la fin de l’exceptionnalisme américain.
1. Interview avec Grant Johnson, Artforum, 30 juin 2019.
2. Voir par exemple The Economic History of Capitalism, Leigh Gardner and Tirtankhar Roy, Bristol University Press, 2020
3. « Anopia » désigne le fait d’être aveugle à cause d’une défaillance physique ou l’absence d’un œil.
4. Harrison cite régulièrement Adolf Loos, auteur d’Ornement et Crime (1908) dont certains arguments rationalistes et fonctionnalistes à l’origine du mouvement moderniste s’assortissent de commentaires racistes et sexistes.
5. Fred Moten, Stolen Life, Consent Not to be Seing, Duke University Press, 2018.