Prenez garde!
Entretien avec CAVEAT, publié dans Facettes, 5, novembre 2019
Basé à Bruxelles et logé, non sans un trait d’ironie, dans l’enceinte de l’ancien bâtiment ACTIRIS (Office régional bruxellois pour l’emploi), le groupe de recherche CAVEAT1 s’intéresse aux relations entre l’art, les artistes, les producteurs culturels et les cadres légaux, visant à la mise en place concrète d’une boîte à outils opérante pour tous. C’est dans l’élan de la recontextualisation historique du titre du présent numéro de Facettes2 que débute ma rencontre avec ses membres fondateurs. Florence Cheval, Ronny Heiremans et Julie Van Elslande me livrent à trois voix et activement leurs méthodes non programmatiques et les stratégies de leur action collective au nom d’une prise de conscience des travailleurs culturels du monde de l’art. Au cœur des actions concrètes de CAVEAT, opère aussi une force créatrice, faisant art sur son territoire, et œuvrant avec une patience singulière à une écologie des pratiques artistiques.
Caveat Reading Room #8. Visuel de communication : Open Source Publishing.
Antoinette Jattiot : À l’occasion de votre première manifestation, au M HKA à Anvers en 2017, CAVEAT était présenté comme un programme de recherche de trois ans. Cette année serait donc la dernière. Peut-on revenir sur l’historique et les perspectives du groupe ?
Ronny Heiremans : CAVEAT a débuté avec l’invitation de Jubilee3, en tant que plateforme de recherche artistique à participer au programme LODGERS4. À cette occasion nous avions proposé de travailler sur le contexte légal au sein duquel agit chacun d’entre nous à partir de la collection de « contrats » du M HKA. Nous n’avions pas l’ambition de créer un projet à plus grande échelle. Durant l’invitation au M HKA, nous avons organisé plusieurs séminaires qui rassemblaient des praticiens de l’art contemporain au sens large, ne se limitant pas à la figure de l’artiste. Chaque workshop était accompagné d’un conseiller juridique, avec pour cadre général du programme, la paternité d’une œuvre (authorship). C’est peu après que nous avons eu l’occasion de faire une demande de subvention afin de poursuivre le projet de recherche amorcé. Les artistes investis dans Jubilee partagent d’emblée ces problématiques de pratiques durables – qui traitent des questions de rémunérations, de contrats, et de l’ensemble des outils dont nous avons besoin pour survivre dans un environnement où nous sommes que peu ou difficilement représentés (commercialement). Après ces mois d’intenses collaborations, et la mise en place de bases de réflexions, nous espérons parvenir à perpétuer ce projet l’an prochain, avec de nouveaux subsides. Trois ans ne permettent que la définition d’un cadre. Il importe à notre groupe de créer un mode opératoire à l’écart de la confrontation mais ouvrant au dialogue et aux partages de connaissances.
AJ : Julie, en tant que spécialiste légale, vous êtes parvenue à fonder la base d’un protocole entre les artistes et ces deux structures. En quoi votre intervention fut elle déterminante ?
Julie Van Elslande : Jubilee, puis CAVEAT, sont nés d’un enthousiasme et d’une dynamique qu’il a fallu formaliser, et dont la transcription en termes juridiques a renforcé nos actions. C’est l’un des aspects primordiaux de CAVEAT, qui n’agit pas de manière programmatique, mais qui, grâce à la définition d’un cadre légal, vise à l’émergence de nouveaux cas de figure, à soulever les « bonnes questions », et à l’éveil d’une conscience collective. Nous cherchons à approcher une situation concrète afin d’améliorer la position de l’artiste dans son environnement et de lui permettre de créer l’opportunité de changer, ou disons plutôt d’influencer, son champ d’action en termes de droit d’auteur, de rémunération, de contrat.
Florence Cheval : Nos actions se situent à deux niveaux indissociables impliquant la production artistique et le cadre juridique du travail en tant que tel. Nous permettons à des artistes commissionnés tels que Patrick Bernier et Olive Martin, Joséphine Kaeppelin (en partenariat avec le Beursschouwburg, Bruxelles) ou encore Stijn Van Dorpe (en partenariat avec Eté 78, Bruxelles et Olivier Gevart5) de produire de nouvelles œuvres en lien avec les problématiques du groupe de recherche – par exemple, dans le cas de Kaeppelin, la valeur symbolique du travail à travers son activité d’audit. Par ailleurs, lorsque nous parvenons à conclure un partenariat avec une institution, nous agissons concrètement en aidant l’artiste dans les démarches de négociations relatives au contrat.
AJ : Aujourd’hui encore, on déplore le peu de mise en garde et l’absence d’apprentissage face au marché du travail pour les artistes ou jeunes professionnels de l’art. Nombre d’entre nous sommes confrontés à des statuts précaires et aux formulaires abscons ayant valeur de contrats – quand ils existent – dont usent les institutions. Comment percevez-vous la portée de vos réflexions quant à ces problématiques ?
JvE : Nous sentons déjà les effets bénéfiques des réflexions menées par le groupe de recherche. Plusieurs artistes du projet utilisent la loi comme matériau de production, songeant par exemple à Kobe Matthys, fondateur de Agency (1992), dont le travail ne cesse d’interroger la propriété intellectuelle, la législation comme système et source de controverse. À travers ces échanges entre artistes et intervenants s’opère un partage horizontal de connaissances, fusionnant chaque trajectoire artistique et le résultat de ces recherches dans le cadre d’une réalité socio-économique et culturelle tangible. Nos discussions se répercutent ensuite sur la façon dont chacun tient compte de la propriété intellectuelle, de ses droits, et dans la manière dont il négociera un contrat.
FC : Établir un contrat, c’est-à-dire un accord entre deux parties, n’engage pas nécessairement l’intervention d’un avocat. Le peuple est souverain, la loi n’émane pas d’une structure juridique supérieure, nous devons être les auteurs de ces dispositifs. C’est en partageant ces informations que nous aidons aussi à cette prise de conscience.
AJ : La diffusion de vos recherches passe par le biais de rencontres publiques autour de textes sélectionnés par les artistes commissionnés par le projet (les Reading Rooms), tels que récemment ceux d’Hélio Oiticica et Les possibilités du Creloisir choisis par Sofia Caesar. Comment les commissions faites aux artistes que vous soutenez contribuent-elles aussi à l’élaboration de votre propre boîte à outils ?
FC : Les parcours avec ces artistes, comme celui débuté il y a peu avec la brésilienne Sofia Caesar, nous permettent d’échanger sur les problématiques au cœur de leurs pratiques en lien avec celles de CAVEAT. À travers ses performances, Caesar cherche à échapper à la division binaire entre loisir et temps de travail. Les recherches des artistes avec qui nous travaillons nourrissent et élargissent le champ d’action et de réflexion de CAVEAT.
JvE : Nous œuvrons à la constitution d’une boîte à outils en créant un cadre de discussion, mais aussi de protection, de confiance, pour les droits de l’artiste. C’est aussi parfois diffcile car les institutions n’y sont pas habituées, et font obstacle de par la rigidité de leurs protocoles. Notre défi est de maintenir la situation suffisamment ouverte sans trop la formaliser non plus.
AJ : Souvent tacites ou tenues pour évidentes, les problématiques que vous soulevez, ayant trait à la propriété intellectuelle, à la rémunération et au contrat entre un artiste et une institution, prennent forme à travers l’accumulation d’une documentation rassemblée depuis vos débuts. Certaines initiatives, telles que WAGE6 fonctionnent avec des plateformes en ligne, mettant à disposition des textes et proposant, par exemple des barèmes de rémunération. En dehors des débats soutenus lors des Reading Rooms, comment envisagez-vous une accessibilité élargie aux outils que vous développez ?
JvE : Nous travaillons avec Open Source Publishing7, partenaire du projet, et auteur d’accords collaboratifs avec leurs clients. Ils sont partie prenante de la recherche et nous aident à créer nos archives ainsi que notre plateforme, grâce notamment à la mise en place d’un outil de co-écriture, et d’un code partageable qui sera prochainement accessible. Pour nous, il n’y a pas de solution unique, telle que celle proposée par WAGE, pour qui, par exemple le salaire est calculé selon le revenu de l’institution, et qui ne tient pas compte des spécificités des propositions artistiques ou des frais de productions réels. Nous ne sommes pas contre, mais ce n’est pas ce que nous visons.
AJ : Le cadre légal de CAVEAT est belge, mais ses acteurs internationaux. CAVEAT envisage-t-il des rencontres ou des partenariats avec d’autres structures internationales?
FC : Depuis le début de projet nous sommes en contact avec des interlocuteurs néerlandais (Kunstenaars Honorarium) et français (Économie Solidaire de l’art). Nous travaillons aussi avec l’artiste Eva Barto très attachée à ces problématiques dans des perspectives plus féministes. Elle est à l’origine de La Buse8 et plus récemment une émission de radio (ForTune) avec Estelle Nabeyrat s’intéressant aux problématiques du monde de l’art en tant que monde du travail.
RH : Nous aspirons à être une plateforme internationale, tout comme l’est déjà Jubilee. Les territoires touchés par les questions de droit d’auteur ou de rémunération sont plus étendus que la Belgique, mais chacun a sa spécificité. C’est important pour nous d’informer à un niveau local et dans son cadre légal, mais dans le futur, nous aspirons bien sûr à développer des partenariats internationaux autour de ces problématiques.
AJ : Une des clefs de ces discussions et de cette prise de conscience passe à mon sens par l’éducation dès le niveau de l’école d’art.
FC : Nous agissons par le biais de workshops et de séminaires. Nous étions par exemple à l’Académie Royale des beaux-arts de Bruxelles (ArBA-ESA), animant le module de recherche Let Love Rule, basé sur la rémunération et le système de l’art avec des étudiants en master ; à La Cambre ; Vermeir & Heiremans interviennent au KASK à Gand ; nous agissons aussi à l’université, dans des séminaires de droit (VUB). Ces workshops peuvent aboutir à des expositions telle que celle à Point Culture (ULBIxelles) en février 2019, à travers une mise en commun des réflexions menées avec les étudiants9.
AJ : Pour votre prochaine Reading Room, vous invitez l’artiste Scott Raby à discuter de Artist Placement Group (APG), groupe conçu par Barbara Steveni et John Latham en 1965. Pierre angulaire de l’art conceptuel anglais, le groupe se hissa au rang d’organisation collective pionnière dans le repositionnement de l’artiste dans un contexte socio-économique plus large.
RH : APG s’inscrit en filigrane de l’ensemble de nos propositions depuis celles réalisées autour des contrats de Seth Siegelaub10 ou de la figure de Philippe Thomas qui créa l’agence readymades belong to everyone ® (1987). Le travail de Scott Raby, artiste en résidence du programme CAVEAT, se situe dans cet interstice entre l’art et le droit, examinant les forces socio-économiques et géopolitiques qui structurent la société et sa relation à la culture, au capital et au pouvoir. Dans la continuité d’Incidental Unit11, la relance d’APG, ces réflexions nous servent de point de départ pour le débat actuel et la place de l’artiste dans la société. La Reading Room sera suivie début juin 2019 d’un programme intitulé Artist Placement se déroulant à ARGOS en compagnie de Gareth Bell-Jones, Joséphine Kaeppelin et d’autres.
AJ : L’association française des centres d’art contemporain (D.C.A) a récemment adopté une charte des bonnes pratiques des centres d’art mise à disposition des professionnels, un texte qui témoigne des valeurs communes de leur réseau, et inclut un barème de rémunération et de minima préconisés. Il me semble que ces propositions sont encore absentes du territoire belge. Ces démarches vous semblent-elles pérennes et aspirez-vous à l’établissement d’un texte similaire ?
JvE : Jubilee fait partie d’oKo12 une organisation flamande qui œuvre à l’élaboration d’un texte de ce type. À mon sens, ces chartes créent certes du lien mais font davantage figure de régulation alors que notre rôle est de prendre part et d’activer la discussion, d’investir ce temps dans la pratique et la réalité, plutôt que sur le papier.
1. Empruntant son nom au principe juridique ducaveat emptor (« que l’acheteur soit vigilant »), le projet de recherche se penche sur les relations entre l’art, les artistes, les producteurs culturels et les cadres légaux dans lesquels ils opèrent. Ses membres fondateurs sont Florence Cheval (commissaire d’exposition et chercheuse), Ronny Heiremans (artiste chercheur) et Julie Van Elslande (consultante légale). À l’heure de la retranscription et de l’édition de notre rencontre en mai 2019, CAVEAT réfléchit toujours au futur et au maintien de ses activités. Voir : https://caveat.be
2. La citation est tirée de l’ouvrage de Lénine publié en 1902 : Que Faire ? Les questions brûlantes de notre mouvement. Le titre est repris par le collectif Chto Delat, («Que faire» en russe), créé en 2003 à Saint Pétersbourg, un groupe de travail constitué d’artistes, de critiques, de philosophes et d’écrivains russes ayant pour but de fusionner théories politiques, art et activisme. Voir : https://chtodelat.org
3. Jubilee est une plateforme de recherche et de création artistique créée en 2012, mettant en dialogue artistes et travailleurs culturels, et dont les membres sont Justin Bennett, Eleni Kamma, Vincent Meessen, Jasper Rigole, et le duo Vermeir & Heiremans.
4. Le 10e programme LODGERS s’est tenu au M HKA du 19 mai au 23 juillet 2017.
5. L’exposition de Stijn Van Dorpe, "Curating is Writing the Future. A Portrait" est présentée à Eté 78 du 28 septembre au 27 octobre 2019.
6. Abréviations de Working Artists and the Greater Economy, organisation créée en 2008 à New York a n d’établir des relations économiques durables entre les artistes et les institutions.
8. Le réseau La Buse, né en mai 2018, propose des rendez-vous d’information mensuels sur les problématiques rencontrées tant par les artistes que par les curateurs, critiques d’art, travailleurs et travailleuses des centres d’art ou des galeries, et convie également un inspecteur du travail et des juristes.
9. http://design-research.be/mise-en-commun
10. The Artist’s Reserved Rights Transfer and Sale Agreement publié en 1971.
11. http://attimeho.org.uk/projects/incidental-unit
12. oKo est la Fédération flamande des employeurs dans le secteur du spectacle vivant, de la musique, des arts visuels et audiovisuels, l’éducation artistique et le travail socio-artistique. Voir : https://overlegkunsten.org