De l’archivage

Publié dans le catalogue d'exposition On ne se souvient que des photographies, et co-écrit avec Mélissa Hiebler, Bétonsalon, 2013


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« Je crois que le concept d’archive n’est pas tourné vers le passé contrairement à ce qu’on aurait tendance à penser. La mémoire, c’est la question de l’avenir, et pour l’archive, c’est toujours le futur antérieur qui, en quelque sorte, décide de son sens, de son existence.»1


Le terme de document n’est qu’un format qui prend la forme du message qu’il contient. Ainsi, l’archive est un document qui demande à être actualisé par sa consultation et son inscription dans une série (un fonds par exemple). Isolée, l’archive photographique revêt le statut de document, livré aux interprétations en tous genres. Ainsi se constituent des fonds d’archives comme mémoire numérique d’une exposition par exemple: la Documenta crée une base de photographies de Günther Becker afin d’introduire de la temporalité au sein de ce corpus (l’intérêt de ces photographies augmente avec l’éloignement temporel). Le document retrouvé, c’est-à-dire identifié (Où ? Quand? Comment ? Pourquoi?) se constitue alors en archive et révèle la croyance en la fidélité et l’authenticité des photographies lorsqu’il s’agit de témoigner du passé, c’est-à-dire une permanence transculturelle.2


C’est pourquoi il semblerait que le terme d’archive ne soit applicable à des documents qu’après leur redéfinition par des utilisateurs différents de ceux qui sont à l’origine de leur production. Nous parlerons plus volontiers de base de données ou de bibliothèque pour qualifier les archives privées des collectionneurs Billarant. De même, arrivant à la fin du processus photographique, comme un aboutissement, le montage d’images réalisé par le photographe permet de recréer le spectacle. Archive du spectacle, le livre serait alors l’exemple d’un fonds d’archives publié.

 

La série a cela de pratique qu’elle joue le rôle d’environnement discursif dans son format même. C’est cet environnement qui donne à l’archive sa valeur documentaire et artistique. Cela suppose donc un tri. Ce qui est à l’œuvre dans le processus d’archivage, ce sont des mouvements d’expansion et de contraction qui prouvent à quel point les documents qui entrent dans les archives changent de statut ce faisant. L’archive est donc plutôt un méta-format, qui, avant même l’entrée des documents dans les archives, en déterminerait la nature. Autrement dit, contrairement à un postulat couramment admis, le contenu des archives ne s’impose pas de lui-même. Paradoxalement, ce n’est pas un discours qui s’incarne dans une forme mais plutôt une forme qui va déterminer le message, le contenu.

  

Le moment de l’archive est le « moment de l’entrée en écriture de l’opération historio-graphique», le moment d’«une écriture»3, le moment historique de la transformation des documents en monuments, rajoute Michel Foucault, dans son ouvrage sur les mouvements de l’histoire4. L’actuel enthousiasme face aux stratégies de conservation des documents découlerait d’une prise de conscience du temps, d’un vieillissement, d’une obsolescence accélérée, et d’un renouvellement permanent des supports matériels – on pense notamment au passage au numérique. Le travail sur les archives qui débute entre les années 1980 et 1990 est le reflet de cette prise de conscience. Inventée au XVIIIe siècle, recontextualisée au XIXe siècle, elle atteint sa fonction indicielle au XXe siècle, celle de témoigner, conserver, prouver. Certains critiques assimilent cet engouement pour l’archive et le document au contexte post-moderne. Derrida évoque quant à lui «un désir irrépressible de retour à l’origine, un mal du pays, une nostalgie du retour au lieu le plus archaïque du commencement absolu», «un mal d’archive». En rassemblant des signes, la politique des archives donne une orientation sur l’histoire et sa signification. C’est dans ce contexte que s’inscrit notamment la création de l’aFOrK à Düsseldorf (2003) rassemblant aujourd’hui trente-neuf des photographies documentaires de Ruthenbeck. Œuvres d’art éphémères et expositions ne seraient aujourd’hui que légende sans le second souffle que leur offre l’archivage. L’exemple d’Ugo Mulas souligne quant à lui l’acte créatif que peut devenir l’archivage : en mémorisant la photographie qui archive l’exposition, la démarche plastique du photographe reflète une plus vaste réflexion tautologique et processuelle.


Les photographies archivées représentent une alternative et un autre outil pour aborder l’histoire, les œuvres. Cependant, dans un mouvement paradoxal, elles risquent de retrouver leur statut de document du fait de leur faible accessibilité́ : en effet, comme le pointe Paul Ardenne, l’esthétique de la consultation pourrait bien remplacer l’esthétique de la contemplation: à l’heure du numérique, le graffiti qui se penche sur ces questions depuis les années 1980 pourrait bien ouvrir d’autres perspectives dans l’approche des œuvres fragiles, éphémères ou difficiles d’accès.



1. Jacques Derrida, « Le futur antérieur de l’archive » in Questions d’archives : colloque, Paris, 2-3 décembre 1999.


2. Jean-François Chevrier, «documents de culture, documents d’expérience», revue Communications, numéro 79, Seuil, Paris 2006.


3. Paul Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli. Seuil, Paris, 2000. p. 209.


4. Michel Foucault, L’archéologie du savoir. Gallimard, Paris, 2008. pp.14-15.


5. Luc Baboulet, «Du document au monument. Quelques jalons pour une histoire de l’architecture.», The need to document. Jrp/ringier, Zürich, 2005. 


 6. On peut penser à «l’utopie documentaire» qu’évoque Michel Poivert dans La photographie contemporaine.


7.   Jacques Derrida, Mal d’archive : une impression freudienne. Galilée, Paris, 1995. p.142.


 8. Paul Ardenne, Actes de l’exposition « artifices » de 1996, Laboratoire d’art.