Le Spectacle ⟡ Angélique Aubrit et Ludovic Beillard
Entretien publié dans l'art même n°90, printemps 2023
Depuis les débuts de leur collaboration en 2021, ANGÉLIQUE AUBRIT (°1988) et LUDOVIC BEILLARD (°1982) ont forgé une pratique en duo envisagée comme une longue discussion qui génère des univers étranges, un brin pathétiques, et questionne la nature humaine et leurs sentiments. C’est depuis Marseille et leur résidence artistique à Triangle — Astérides que nous les avons rencontrés pour nous pré-senter leur nouvelle exposition bruxelloise à La Centrale.
l’art même : Intitulée Le Spectacle, cette exposition semble prendre de la distance avec les tonalités plus émotionnelles, voire dramatiques, des précédentes propositions. Comment situez-vous le projet dans la genèse de votre travail ?
Angélique Aubrit & Ludovic Beillard: Notre pratique résulte de conversations assez intimes et intenses. C’est un peu comme si l’on devait se pousser dans des états difficiles pour déclencher quelque chose. Les sentiments que nous formulons lors de ces discussions ainsi que la pratique commune du dessin engendrent les histoires et les mises en scène de nos projets. Les objets qui en découlent sont à la fois des sculptures et des costumes que l’on active dans des performances et des films. Chapitre après chapitre, des personnages évoluent dans des décors en papier et des histoires toujours plus tristes… Dans Je n’entends plus aucune voix (2021) (Résidence Lindre-Basse / Synagogue de Delme), nous avons choisi de mettre en scène notre rupture dans un décor visible dans son entièreté depuis l’espace supérieur de l’atelier, comme une maquette à échelle humaine. Avec inquiétude mais aussi avec espoir (2021) se déployait dans une maison en papier à la taille de La Tôlerie (Clermont-Ferrand). Le public était invité à regarder un groupe vivre au travers des fenêtres en plastique et pouvait aussi entrer dans l’espace pour observer de plus près et, peut-être, assister à des scènes de famille sans y avoir été convié. Le film Je veux que tu meures parle, quant à lui, du sentiment inavouable de souhaiter la disparition de l’autre, comme s’il était impossible d’être à plusieurs dans une même pièce. Lors de l’exposition éponyme à la galerie Valeria Cetraro (2022), nous avons réduit l’espace en construisant de nouveaux murs qui perturbaient la perception du lieu. Nos installations se déclinent donc à différentes échelles comme de multiples possibles. À la Centrale, Le Spectacle se déroule dans un décor qui s’apparente à une salle polyvalente où regarder la télévision. Les personnages pourraient y jouer aux cartes, prendre le thé ou simplement visionner un feuilleton. Dans ce dispositif inspiré de la présentation des momies de Palerme, les poupées sont installées à l’extérieur des murs, un peu comme si elles étaient mortes ou en attente, en train d’observer les spectateur·ice·s qui regardent les films dans lesquels elles jouent. Pour l’ouverture, nous faisons revivre David, Personnage 1 et Le magicien dans une performance du même nom. Sa captation vient s’ajouter ensuite au programme diffusé sur l’écran et les personnages regagnent alors leur position. Pour finir, nous avons placé Elliot, le chien des parents d’Angélique dans le décor. C’est à lui qu’il faut s’adresser si l’on veut parler à l’un des personnages. Il est à la fois le gardien et le guide de l’exposition — et Ludovic en a très peur !
AM: Vos personnages se caractérisent par une même apparence physique faite d’un corps en tissu, souvent satiné et boursouflé, d’imposantes mains et d’une tête inexpressive en bois. À l’exception de quelques signes distinctifs, iels semblent non genrés, peu individualisés mais très stéréotypiques. Que symbolisent-iels et comment se manifeste l’humanité dont vous parlez parfois à leur sujet?
LB & AA: Iels peuvent être perçu·e·s comme des personnifications d’émotions, de situations décevantes, sans issue, souvent liées à la perte (rupture, deuil…), dont peuvent s’emparer les acteur·ice·s non professionnel·le·s avec qui nous travaillons. Chaque personnage est réduit à une ou deux émotions, quelques gestes, et est voué à répéter les mêmes scènes en boucle. Les traits plus typiques de certain·e·s (clown triste, toxicomane, vieux sénile…) nous permettent de faire émerger différents états et de modeler des personnalités ambiguës. Le·la spectateur·ice est sou-vent dans une position de voyeur·euse face au désarroi et à l’expression des difficultés émotionnelles des sujets. La sensation d’être écrasé·e par l’autre ou, au contraire, le fait de le dominer par sa présence sont des états qui constituent le point de départ de beaucoup de nos scénarios.
AM : Certains textes sur votre travail parlent de gesamtkunstwerk(œuvre d’art totale), où l’expérience physique a toute son importance. Vos fi lms y occupent une place plus ambivalente. Ils vous permettent de façonner le temps, en étirant les situations avec lenteur, et renforcent la sensation d’enfermement. Ils semblent parfois reproduire une scène de théâtre. On pourrait craindre un effet de dédoublement entre les personnages à l’écran et les poupées de l’instal-lation. Comment les images complètent-elles fi nalement la position du corps dans l’exposition ?
AA & LB: Concernant les personnages présents à la fois à l’écran et dans l’exposition, le public pense souvent qu’il s’agit de marionnettes et de décors miniatures. En présentant nos films sur de petits écrans mais avec les personnages à échelle humaine dans l’espace, la situation est en réalité inversée. C’est un peu comme si vous regardiez un thriller et que le meurtrier se trouvait dans la pièce avec vous, mais qu’il dormait. On ne cherche pas à terroriser, mais on se questionne sur la sensibilité. Pourquoi un décès ou un incident dans un fi lm peut-il nous atteindre comme si c’était celui d’un proche ? Nos personnages sont chargés d’un drame et c’est toute l’ambiguïté de ce dernier qui est en jeu. Le terme “d’œuvre d’art totale” évoqué plus haut fait un peu peur, il résonne comme une promesse ou un teaser. Nous souhaitons surtout faire vivre une expérience et la partager avec des personnes, même si cela échoue. C’est l’attente et la déception qui sont intéressantes, renforcées par la durée des situations, et toute la gêne et l’ennui qu’elles peuvent comporter. Dans Gris clair, deux marionnettes se chamaillent sur un lit fi lmé en plan fi xe rapproché, qui nous invite à plonger dans un état sentimental. La position du·de la spectateur·ice nous intéresse — ici il·elle n’a pas d’échap-patoire. Des réalisateur·rice·s comme Chantal Akerman, Béla Tarr, Alexeï Guerman, David Lynch ont su merveilleusement installer le temps dans l’image sans craindre de l’étirer.
AM : Bien que je ne pense pas que vous cherchiez à “faire tomber les masques” — vu la présence toujours volumineuse de cet accessoire —, Le Spectacle livrerait-il une réfl exion ontologique ? À quoi vous conduisent ces gestes autour de la fragilité de la nature humaine ?
LB & AA : Il s’agit à la fois de dramatiser et dédramatiser. Nous aimons donner de l’importance à des situations qui n’en ont pas vraiment et inversement. D’autre part, la plupart du temps, les têtes ne sont pas des masques mais des “casques”, malgré leurs minces ouvertures.
À l’école maternelle, je me souviens qu’on nous enfermait dans une armoire lorsqu’on ne voulait pas faire la sieste, peut-être cette punition ne durait que quelques minutes mais j’avais l’impression qu’elle s'étalait sur des heures. La réalisation des visages est inspirée à la fois de masques mortuaires, des grotesques et de visages anonymes trouvés sur internet. Que la reproduction puisse échouer est une façon d’aller vers autre chose. Il ne s’agit pas de faire une caricature de tel ou tel visage, mais plutôt de produire un portrait un peu “à côté”. Ils portent souvent un cerclage faisant à la fois référence à des casques de cosmonautes mais aussi à certains portraits de la renaissance (des peintures de Van Orley notamment). Une fois que nous sommes coincé·e·s à l’intérieur, les sculptures encombrantes, voire contraignantes imposent une manière de bouger un peu bizarre, comme si on allait tomber. L’acte semble grandiose alors que la situation est ridicule vue de l’extérieur. Il y a là une volonté de se placer dans un état extrême comme dans un jeu télévisé dans lequel il faudrait se surpasser et sortir de soi-même pour remporter l’épreuve. Cette question du dépassement de soi, que ce soit dans le sport, le cinéma, la performance — ou l’art en général —, nous fascine car elle contient un grand potentiel d’absurde. Nous aimons parfois dépenser beaucoup d’énergie pour pas grand-chose et en même temps nous dire que tout est dans le détail. Fitzcarraldo de Werner Herzog est à ce titre fascinant, mais quel enfer quand on y pense : tous ces efforts pour faire passer un bateau à travers la forêt !
AM : Ces casques-masques artisanaux associés aux costumes contribuent au style hybride de votre œuvre, qui s’apparente à certaines traditions folkloriques. Dans l’esprit DIY, vous ne déléguez jamais la production et réalisez tout vous-mêmes — y compris les performances et la documentation.
AA & LB : Bien sûr les univers picturaux de Bosch ou Bruegel nous ont marqués, mais notre rapport au folklore concerne surtout nos histoires personnelles plutôt que “la tradition” à proprement dite qui est un mot un peu terrifiant. D’un point de vue technique, les sculptures en bois sont réalisées avec des outils électriques et nous aimons dire que les costumes sont “sculptés” avec de la laine. La documentation est aussi une partie du travail qui nous passionne car c’est une façon de vivre le moment avec nos personnages. Nous aimons penser que l’on convoque les gens à des célébrations et qu’on peut documenter nos expositions comme des souvenirs de vacances, des repas de famille ou des fêtes. Il nous arrive même de confier directement des appareils photo jetables aux spectateur·ice·s.
AM : Le Spectacle est une histoire troublante car, détachée de tout contexte, elle est flottante et brouille les frontières entre le théâtre et le cinéma, le décor et le réel. Il me semble que votre réflexion autour du faux-semblant est aussi soutenue par un important travail du son.
AA & LB : Les films sont doublés en plan séquence avec les accessoires du fi lm, sans musique. On travaille le son comme des bruiteur·euse·s avec une approche similaire à celle de l’image. Comme nos décors en papier qui se déforment en séchant, les effets “grossiers” (frottements, bruits de respiration, etc.) distordus changent l’expérience des spectateur·ice·s. Sans jamais chercher à grossir les traits d’une situation, et loin d’une imitation fidèle de la réalité, l’on cumule des détails du monde et de l’humain pour interpeller sur des situations dans lesquelles chacun·e est aussi libre de projeter sa propre interprétation.
Entretien mené par Antoinette Jattiot