L'heure bleue ⟡ Stéphanie Roland
Publié dans l'art même, n°88, septembre 2022
“Au cours de son Odyssée, Ulysse est fait prisonnier par le cyclope, auquel il affirrme que son nom est ‘Outis’ qui se traduit par ‘personne’ en grec, ou ‘Nemo’ en latin. Il profite ensuite de la confusion pour lui crever son unique œil et s’échapper.” 1
Stéphanie Roland (°1984 ; vit et travaille à Bruxelles), qui, comme Ulysse, ne recule devant rien, examine depuis plusieurs années les mondes invisibilisés, les disparitions mystérieuses et les identités fantômes du capitalisme. Dans Blue Marble, sa première exposition monographique d’envergure, une scénographie cinématographique nous plonge dans un voyage fictionnel, incertain et expérimental. Des œuvres inédites (comme Podesta Island, présentée ici sous la forme d’une installation2) et moins récentes (comme Science-fiction postcards, 2013) composent des géographies d’images aussi troublantes qu’équivoques.
Stéphanie Roland, Terra Nullius overflight Marie Byrd 01. (c)/courtesy Stéphanie Roland.
Depuis notre dernière rencontre, la démarche de l’artiste plasticienne et réalisatrice continue de surprendre par l’audace de ses collaborations scientifiques (avec les agences spatiales de la NASA, INTERPOL et Google Studio) et la diversité de ses outils techniques (une caméra sous-marine imaginée à partir de sonars militaires, des logiciels d’exoplanète, des lentilles algorithmiques, etc.). Les images qu’elle génère en explorant, par exemple, les failles des programmes virtuels, lui servent à sonder les limites de la perception et nos possibilités à capter, archiver et contrôler le réel. Les cartographies imaginaires dessinées par Blue Marble forment des espaces indéfinis sur lesquels la machine n’a plus d’emprise. Les univers abyssaux, océa-niques et cosmiques se juxtaposent et font plonger dans les profondeurs de la matière.
Le titre, s’inspirant de l’un des clichés les plus copiés (repris) au monde, interpelle tant sur le concept de reproductibilité que sur le fantasme de territoires imprenables qu’il suggère. Avec cette photographie de la Terre prise depuis l’espace (nommée The Blue Marble lors de la Mission Apollo de 1972), la planète devient un objet saisis-sable dans son entièreté. Outre la critique d’une souveraineté humaine et technologique que pourrait sous-entendre le titre, le clin d’œil aux univers énigmatiques de David Lynch (Blue Velvet) souligne toute l’illusion véhiculée par cette représentation. Dans les œuvres portant sur les terrae nullius, la topographie des “territoires sans souveraineté” parcourus grâce aux satellites se dissout dans l’accumulation des données manquantes et brouillées. Suspendues les unes après les autres comme un décor, les impressions sur tissu qui découlent de ces prises de vue se superposent tels des collages abstraits.
Son dernier film, Le Cercle vide (2022)3, l’a amenée à produire plusieurs vidéos et une série de textes présentés dans l’exposition. Le court métrage conçu comme un documentaire expérimental retrace la vie et la mort d’un satellite qui disparaît dans le point Nemo4. “La trame narrative construite sur l’obsolescence programmée est une véritable plongée dans le médium cinématographique”, dit l’artiste. Au fil de l’histoire, la chute de l’objet spatial entraîne celle de la résolution de l’image que l’artiste déconstruit pour revenir à un état brut de la vision. Stéphanie Roland ne s’arrête pas là. À partir de vues 3D produites pour Le Cercle vide, elle réalise aussi un atlas qu’elle projette d’envoyer sur la Station Spatiale Internationale (ISS). La chronique mi-réelle, mi-fictive de cette aventure par les textes présentés nous renseigne sur les étapes préparatoires de l’envolée prévue pour 2030. Incongrue, l’idée d’expédier des images en orbite dans l’espace n’est pourtant pas nouvelle. Contrairement à l’œuvre de Trevor Paglen qui, avec The Last Pictures (2012), souhaite préserver des clichés de l’humanité pour l’éternité, celle de Roland se détourne de l’idéalisme de ces prédécesseurs. L’histoire de l’atlas destiné à disparaître avec la chute annoncée de la station en 2031 signale plutôt l’idée utopique de l’éternité et les frontières de la connaissance.
Moins habituelle dans sa pratique, l’œuvre sur les ghost writers se démarque, quant à elle, par les réflexions qu’elle avance sur la création. L’artiste, partie à la rencontre de différents profils d’“écrivain·e·s fantômes”, leur a commandé des textes signés de leur nom. Des éditions et une imposante sculpture-livre donnent ainsi corps à des productions invisibilisées. Le geste ne traduit par seulement la valorisation de ces travailleur·euse·s de l’ombre. Les paradoxes de leur statut et les problèmes juridiques posés par leur fonction questionnent aussi la légitimité de s’approprier, de diffuser et de reproduire un contenu dont l’origine est passée sous silence.
En juillet dernier, le monde s’émerveillait face aux nouvelles vues de la galaxie cap-tées par le télescope James Webb. Jamais l’Univers ne nous était apparu avec une telle précision. Tandis que le champ des possibles s’élargit encore, les images troublées et indistinctes de Blue Marble ouvrent le regard vers ce que l’on feint de ne pas voir. Sans toutefois prétendre à leur explication, l’œuvre nous efforce à imaginer les contre-champs du progrès, dont nous sommes tant les sujets que les auteur·ice·s.
1 Extrait de Stéphanie Roland, Cercle vide, 2022.
2 Voir “L’invention d’une île”, Antoinette Jattiot, l’art même, n° 83, janvier 2021.
3 Le film est projeté lors du Festival du film d’artiste en novembre, organisé en coopération avec l’ISELP.
4 L’endroit le plus éloigné des côtes dans l’océan Pacifique.