Dans le ventre de la machine ⟡ Eva L'Hoest
Publié dans l'art même, n°81, avril 2020
Au cœur des paysages-corps et des matières d’images produits grâce aux technologies numériques, Eva L'Hoest (°1991; vit et travaille à Bruxelles) sculpte et infiltre les données troublées de sa/notre génération. Nous retrouvons chez la jeune artiste dont le travail ouvre vers des possibles de cohabitation entre les champs de l’humain et du non-humain, mêlant différents pans de la connaissance, scientifique, philosophique et artistique, une liberté héritière de la pensée de l’Américaine Donna Haraway, pionnière du cyberféminisme. Si nous ignorions encore au début de nos recherches l’admiration que l’artiste voue effectivement à la théoricienne1, ce fait nous invite à considérer sa pratique comme une manière de réaffirmer la nécessité du «vivre- avec», et l’invention de nouvelles formes depuis «l’intérieur»2.
Sous couvert d’une certaine morbidité trompeuse, la constante des mouvements lents des films d’Eva L’Hoest dévoile cependant un cadre de fictions s’attachant au vivant, dans toute sa sophistication et ses limites. Fascinée par l’acuité qu’offre la 3D aux profondeurs et aux champs optiques, l’artiste donne à voir dans son installation Shitsukan of Objects—présentée dans le cadre de l’exposition collective «Shapeshifters» au Malmö Konstmuseum, et conçue à l’occasion de la biennale de Lyon en 2019—, un tableau de l’aliénation des hommes face à l’outil technologique à travers un «bestiaire» de matières, et de formes tirées notamment de sa collaboration avec le monde neuroscientifique3. Dans chacun des panneaux du triptyque, la caméra omnisciente s’insinue lentement entre les univers de la machine et de l’organique. Sur le panneau central, la figure tutélaire d’un joueur de flûte au corps liquide tout en transparence met en garde contre le charme envoûtant de son instrument qui s’illumine aux couleurs RGB4. L’étrange guide nous conduit vers les figures noires, des archétypes de représentation prisonniers derrière des grilles, et soumis à l’outil de la reconnaissance faciale reconnaissable au carré jaune les encadrant. L’image de la flûte, tout à la fois relique, ossement et béquille, serpente dans le paysage jusqu’au gisant couvert d’un masque mortuaire, image issue du premier corps scanné, fruit du projet Visible Human project5. Dans ce jardin d’Eden déchu, que dévoilent plus en détail les close up des panneaux latéraux, l’on peut aussi apercevoir une pomme croquée empreinte du sigle de la Libra, future crypto-monnaie de Facebook. Les objets perçus sont autant de vanités pour l’observateur attentif qui n’y trouvera aucune rédemption mais une confrontation au temps, à sa finitude et à son asservissement. Tandis que les feuille d’arbre, figurées ici telles de fines cartes postales sans volume, invitent à réfléchir au décor forgé par ces substituts de verdure dont nous nous entourons pour continuer à croire à la possibilité d’échapper au lithium6, c’est au travers des liens paradoxaux entre nature et
machine qu’instaure la vidéo, que l’artiste rend compte d’une «sensation d’amalgame entre
la chosification des objets et l’objectification des hommes.»7
Accrochés verticalement, les trois écrans s’imposent dans un didactisme pouvant rappeler celui des panneaux publicitaires8. Cachés dans l’image mais flirtant avec notre rétine, des détails partiellement visibles séduisent l’œil et intriguent. À la manière des maîtres flamands, Eva L’Hoest joue de notre capacité à percevoir le détail indiciel permettant de révéler des invisibles du corps et de la pensée. Au sol, jouxtant les objets blancs hybrides, des stills très discrets de ces mêmes objets et leurs associations générées par Google Image soulignent l’automatisme des analogies réalisées par la machine mais aussi celles qu’«un artiste pourrait chercher à établir, et qui proposent, par leur dimension métaphorique et aléatoire, des pistes intéressantes pour nourrir un récit»9. Jouant de la machine et du panel de formes dont elle dispose comme d’un partenaire, l’artiste réaffirme pourtant le primat du geste artistique sur le monde qui l’entoure.
Dans Shitsukan réside tout le paradoxe entre le visible et l’invisible. Tandis que les corps finement disséqués pour le Visible Human Project tendent à faire pénétrer le regard dans les plus infimes parties de l’anatomie et à en livrer la matière à la machine, la surface imparfaite de l’image, stratifiée, est autant une promesse de recomposition, qu’un retour impossible à l’origine. Alors que nous approchons au plus près de ces reconstitutions, où toutes les notions d’espace et d’échelle se confondent, la machine, ce «deuxième cerveau» rend donc visible par analogie. Derrière les recréations opérées par le programme, se dévoile une beauté pixelisée, dérogeant à toute clarté. L’artiste nous apprend à dompter le trouble de l’image, révèle le paradoxe du terme «visible» et des associations subjectives, parfois aléatoires, produites par ces intelligences, qu’elles soient humaines ou non.
En communion, face à l’installation, l’immersion physique nous est aussi permise grâce
au décor sonore produit en collaboration avec Christina Vantzou, constitué de captations
des bruits de l’ordinateur au moment de l’extraction de l’image. De par ce partage total de
l’expérience dans laquelle elle s’est elle-même plongée pour produire cette pièce, l’artiste
se positionne non seulement à hauteur de visiteur mais rappelle également que l’expérience
de ses images passe par le corps tout entier. Si l’on associe facilement son travail aux arts numériques, il ne fait aucun doute qu’Eva L’Hoest fait aussi œuvre plasticienne, réaffirmant
la puissance et l’importance de son propre corps, «matriciel», dans la formation de ces
images puissamment sculpturales. Traversée de bout en bout par des images de corps
et de visages, l’œuvre numérique d’Eva L’Hoest est une œuvre qui «s’incarne». C’est par
ailleurs avec le motif d’une main, déposée dans un écrin, et au creux de laquelle repose
un biface que s’ouvre la boucle de Shitsukan. Cette même main que l’on retrouve flottante,
plus tard dans le film, est celle qui maîtrise l’outil à l’origine de l’évolution (le biface), et qui
atteste encore et toujours de la puissance et du rôle essentiel du corps dans la production
de l’image qui complètent l’installation.
Outre la maîtrise avec laquelle, dans ses films, elle modèle les formes à partir de la
palette offerte par l’ingénierie numérique, ou le réel lui-même lorsqu’elle le capte directement caméra à la main—comme c’est le cas dans plusieurs travaux antérieurs tels que
Pareidolia (2015)—, l’artiste produit ici des formes en volume grâce aux impressions 3D qui complètent l’installation. Partiellement dégagées de leur
cadre d’impression, les formes luminescentes semblent
surgir de leur support. Rappelant le procédé mis en œuvre
dans les Power Bed Serie (2018), les impressions ne sont
pas interrompues en cours de production10. Reliés par le
geste haptique et le fait de révéler une image par l’usage
technologique de la machine dont elle garde la trace de
production et d’apparition, ces deux pans du travail sont
par nature photographiques. S’agissant des sculptures de
Shitsukan of Objects, qui sont autant de représentations
en 3D de l’image impalpable des corps présentés dans le
film, Eva L’Hoest en restitue le volume par la lumière tout
en se servant de ce procédé pour penser la trace. Comme
en pleine irradiation, ces corps qui sont le motif central de
ces expériences en volume rappellent la qualité d’empreinte
du réel au cœur du travail de l’artiste, mais aussi l’essence
même du médium photographique et de l’image.
D’une œuvre à l’autre, l’expérience holistique, révélatrice d’une orfèvrerie de la matière digitale, à laquelle nous livre l’artiste semble culminer avec Shitsukan. Ce terme japonais évoquant les mécanismes du cerveau pour percevoir les matériaux résume la fascination qu’elle nourrit envers les processus neuronaux questionnant «l’étrange complicité entre le virtuel et l’espace mental»11. Flirtant librement avec l’onde visuelle offerte par le réel et celle de l’imagerie numérique, Eva L’Hoest se glisse dans le corps même de l’image contaminée par le numérique. En parallèle de son exposition en Suède, elle s’attèle également à la préparation de sa prochaine installation pour RIBOCA212, la seconde biennale internationale de Riga pour laquelle elle poursuit son investigation de glaneuse dans les paysages lettons, et construit une pièce à partir de la mythologie sous-marine du fleuve Daugava et de plusieurs îles ensevelies lors de la création de la centrale hydroélectrique de la ville. Prenant toujours le réel comme point de départ, Eva L’Hoest saisit les opportunités techniques pour développer des méthodes intuitives dont découlent des cartes relationnelles entre différents mondes, où la machine n’est plus l’ennemi mais bien l’alliée de la création. «Nous devons nous embarquer dans des devenir-mondes et devenir-historique sur un mode et avec une dramaturgie autres que ceux de la guerre. Précisément parce que nous habitons dans le ventre du monstre»13.
«Shapeshifters», exposition collective avec les œuvres de : Elin Alvemark, Hannah Toticki Anbert, Christian Andersson, Isabelle Andriessen, Malin Bülow, Giulia Cenci, Kah Bee Chow, Elmgreen & Dragset, Olafur Eliasson, Ellisif Hals, Alma Heikkilä, Johannes Heldén, Håkan Jonson, Matti Kallioinen, Lars- Andreas Tovey Kristiansen, Eva L’hoest, Katja Larsson, Tilda Lovell, Anna Nordström, Gerhard Nordström, Katja Pettersson, Cindy Sherman, Magnus Thierfelder Tzotzis, Sif Itona Westerberg, Ulla Wiggen Malmö Konstmuseum, Suède. 20.03-09.08.2020
1. Fluo Noir, Biennale de l’image possible, Editions du Caïd, 2018, p.5.
2. Ces termes sont empruntés à la pensée
de Donna Haraway et au livre publié aux
Editions Dehors en 2019, Habiter le trouble
avec Donna Haraway.
3. Eva L’Hoest a ici travaillé notamment à
partir d’images de la pensée reproduite par
l’intelligence artificielle, créant un parallèle
avec le côté hypnotisant que peut produire
l’outil numérique, et une idée de synchronisation des corps entre les machines et
les hommes.
4. RGB est l’abréviation anglaise du système informatique colorimétrique composé à partir des couleurs rouge, vert et bleu.
5. Le Visible Human Project, dirigé par la
National Library of Medecine et débuté à la fin des années 80 a produit une base de
données de photographies de deux corps
humains minutieusement disséqués. La
mise en place d’un tel projet avait pour but tant l’étude du corps humain que
l’expérience de l’algorithme avec l’imagerie
médicale. Depuis 2019, l’accès en est
permis sans licence.
6. Cet élément chimique fait ici référence à un système de production effrénée. Il figure en effet parmi les composants les plus usités dans les technologies actuelles servant à la réalisation de batteries d’appareils électroniques toujours plus nombreux et performants.
7. Interview réalisée par 502201 à l’occasion des «Rencontres Internationales Paris/
Berlin» 2018.
8. L’installation de Malmö est moins monumentale que celle de Lyon, qui comprenait douze écrans réunis en triptyque et trois sculptures.
9. Entretien avec l’artiste, mars 2020.
10. Eva L’Hoest redécouvre la technologie
d’impression Z-Corp, un prototypage rapide
fondé en 1995 et destiné à la création de
modèles industriels.
11. Interview réalisé à l’occasion des «Rencontres Internationales Paris/ Berlin» 2018.
12. Initialement prévue du 14 mai au 11 octobre, la Biennale de Riga a vu sa deuxième édition postposée sine die et ses modalités d’organisation et de monstration reconsidérées au regard de la pandémie due au Covid-19. À l’heure de mettre sous presse, l’alternative envisagée n’avait pas encore été communiquée.
13. Donna Haraway, «Antropocène vs Worldings in the Chtulucène» conférence citée, in : Habiter le trouble avec Donna Haraway, Florence Cayemex et co., Editions Dehors, 2019, p.110.