Chère Thu-Van

Texte d'exposition Write as the Beasts Cry at Night de Thu-Van Tran La Loge, août 2024

Fr / En

Print
 

Chère Thu-Van,


Je suis au seuil du temple, comme l’étrangère venue chercher la beauté.


Un jour tu m’as dit que la mémoire était notre médium et que nous vivions dans sa matière. Une matière, un langage prêt à nous entraîner dans la mobilité des images; une matière, également propice à la transformation absolue, l’écriture, comme le dit Duras qui t’accompagne dans le travail depuis plusieurs années. Je partage avec toi l’intérêt pour cette figure complexe et nécessaire. Elle qui ramène au cœur de son œuvre les difficultés à évoquer l’Indochine coloniale en France. Elle qui dit qu’écrire, c’est aussi ne pas parler, qu’écrire, c’est hurler sans bruit. Elle qui dit que lire, c’est aussi écrire. Travailler et modeler ses textes est aussi, je crois, la création d’un langage.


Tu m’as dit que l’histoire s’était construite par contamination, occupation et domination. Toi et Duras, vous matérialisez des injustices. Elle, d’abord mue par le désir de revanche et avec la colère pour motivation première, toi, avec le langage comme résistance ; tu dis que “La langue [est] une prise de guerre”. Vous déliez les sentiments dans les gestes de l’écriture. J’ai lu les mots de Duras, ici je bouge avec, ils flottent dans l’air. Dans le temple profane que je découvre, tu les as arrachés de leur reliure pour offrir au corps lisant une connaissance déployée pour toutes et tous. Est-ce que la disparition du savoir t’inquiète ? Que serait un monde sans livres? C’est toute une économie que reflète aussi l’usage de l’encre indélébile sur les pages, outre tes réflexions sur la fragilité des mots.


Du jour au soir, je marche et tourne en rond. L’errance dans Hanoï auprès d’Hoa-Mi est celle symbolique d’un cycle terrestre. Le silence de la contemplation m’engage sur les traces d’une histoire intime, dans un pays où règnent censure et corruption. Entre passé et présent, des espaces se croisent: “Pourquoi les mythes se sont-ils transformés en désir ?” 1 Sur la page blanche de papier, les taches bleues dessinent des montagnes, des auréoles dans lesquelles se fondent les visions de Hanoï. Dans un théâtre de réapparition et de dualité éternelle cohabitent des créatures qui portent le savoir et la quiétude. Elles me rappellent Bachelard qui conçoit l’imagination en tant que faculté à déformer les images plutôt qu’à les inventer2. Le temps avec Hoa-Mi est comme un rêve en vietnamien, où l’on rencontre de nouvelles langues humaine, animale, végétale. L’accent d’Hoa-Mi n’est pas celui des tortues savantes. Comme je n’étais pas sûre de bien comprendre, j’ai suivi l’exemple de tes traductions pirates détachées de l’autorité linguistique de leur auteur3. Guidée par ma subjectivité, j’ai essayé comme toi de tourner le passé au présent, donnant l’impression d’un déjà-vu, pour commencer à parler la langue de l’autre. “Ni l’eau, ni le ciel ne peuvent se distinguer. Ils s’unissent, s’abolissent de toute matérialité”4.


L’horizon bascule et je m’immobilise devant la grande voile animée par la lumière de la projection. Les fragments de récits ne soutiennent pas que les souvenirs radieux de Confucius5. Comment revivre et comprendre les temps de la colonisation, de l’exploitation, et des plantations que nous n’avons pas vécus ? Face aux hévéas et plus haut, à la nuée grise et au blanc du deuil porté par les oiseaux, je lis des chapitres violents d’une histoire cruciale. Il se peut que les matières minutieusement teintes, pétries, cuites par tes soins proposent une réparation temporaire, un apaisement dans un chagrin impossible à panser.


Le jour se tait. Une délivrance, comme celle de la nuit qui s’installe, dit Duras. Hoa-Mi part, comme d’autres avant elle mais je ne crois pas qu’elle tourne le dos au Vietnam. Cet autre temple dans lequel je suis entrée, c’est peut-être un portrait, ou celui de la mémoire sédimentée du pays quitté.


Amitiés,


Antoinette


Write as the Beasts Cry at Night, Thu-Van Tran, La Loge. Image Lola Pertsowsky


Thu-Van Tran puise dans la littérature, l’histoire et la nature afin d’explorer la question de l’exil, les mutations des êtres et des langues au gré des récits coloniaux. Write as the Beasts Cry at Night se déploie dans La Loge comme un livre ouvert, un palimpseste où l’aura de Marguerite Duras croise des écrits légendaires et intimes. Par son usage de la trace, de l’empreinte et du fragment, l’artiste se concentre sur la charge des matières qu’elle choisit, en quête des réminiscences qu’elle pourra dégager. Thu-Van Tran scrute la mémoire contaminée, les processus de disparition et de réapparition, les violences enfouies pour esquisser un nouvel imaginaire, une possible délivrance.



1. 24 heures à Hanoï, Thu-Van Tran, 2019.


2. Gaston Bachelard, L’Air et les Songes, Essai sur l’imagination du mouvement, 1943.


3. Thu-Van Tran explore les récits coloniaux et les identités hybrides par le biais de la littérature. En 2013, elle tire une version française subjective de Heart of Darkness de Joseph Conrad en français.


4. Au plus profond du noir, Joseph Conrad, traduit de Heart of Darkness (1899) par Thu-Van Tran, 3e edition, 2016, Les Abattoirs – Frac Midi-Pyrénée, France.


5. Le temple de la littérature à Hanoï est un temple d’enseignement confucéen fondé au XIe siècle en l’honneur du philosophe.