Blue Screen

Entretien publié dans l'art même n°92, janvier 2024


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CHLOÉ MALCOTTI (°1989, France) et EMMA VAN DER PUT (°1988, Pays-Bas) œuvrent toutes deux entre les arts visuels, la vidéo et le cinéma d’auteur·ice. Elles sont aussi à l’initiative de Blue Screen, un programme de films d’artistes qu’elles ont imaginé ensemble comme un espace nomade d’attention, de partage d’images et de conversation. Les soirées trimestrielles font dialoguer des vidéos et des films d’artistes sélectionné·e·s selon un système en relais et avec une liberté toute singulière dans les pratiques curatoriales.


Blue Screen # 2, Toon Fibbe (11.12.2019), still of Pantomime of Spirits (2017)


Antoinette Jattiot: Vous préparez actuellement la session de janvier (31.01.24) qui marquera la 10e édition de Blue Screen. Pourriez-vous  revenir sur ses débuts et ce qui vous a conduites, en marge de vos pratiques artistiques, à concevoir ce programme ?


Chloé Malcotti & Emma Van Der Put : Nous étions amies et travaillions dans le même domaine, sans néces-sairement produire ensemble. En revanche, nous échangions déjà beaucoup sur les questions de l’image et de ses espaces de représentation. C’est dans le contexte de Level Five (une coopérative de studios d’artistes créée en 2019, ndlr) que l’envie est née de créer une interface de présentation destinée aux artistes travaillant avec le film et la vidéo, pour montrer leurs travaux en dehors des institutions et des festivals. Les conditions étaient parfaites car Level Five, dont nous faisons encore partie aujourd’hui, nous offrait un lieu, un public et la matière sur place, au plus près des ateliers. Malheureusement, Blue Screen a très vite été interrompu par la pandémie et n’a repris qu’en 2022,  après une pause en ligne. Les plateformes qui mêlaient des réflexions autour de l’image en mouvement en mettant l’accent sur des formats originaux et la discussion nous semblaient trop peu présentes à Bruxelles — bien que ces stratégies existent dans certains programmes du Beurschouwburg et de Cinéma Parenthèse, qui invite des réalisateur·ice·s indépendant·e·s à réfléchir à la matérialité des œuvres. Les programmes développés par Xavier García Bardón à BOZAR ou le festival “Filmer à tout prix” nous avaient également marquées. On souhaitait développer un projet transdisciplinaire invitant d’autres milieux que celui de l’art contemporain. Les séances de Blue Screen se déroulent en soirée autour d’un·e artiste “In Focus”, avec qui on construit la programmation et qui à son tour invite celui ou celle de la session suivante. Nous ne voulions pas être les seules voix curatoriales. Ce format en relais nous conduit continuellement vers d’autres réseaux et apporte une connaissance élargie des pratiques liées aux images en mouvement en dehors du champ des arts visuels à Bruxelles. Les conversations et les tensions entre des générations, des scènes et des continents sont fortes et nous étonnent toujours. Depuis le déménagement de Level Five (des espaces de Ganshoren, Molenbeek et Forest), nous sommes hébergées chez S.M.O.G., près du WIELS, un lieu consacré à la musique expérimentale. Les séances de Blue Screen produisent des rencontres inattendues, entre les films plus artistiques, le cinéma d’auteur, l’art visuel et la musique. Les artistes invité·e·s et leurs publics se croisent là où on ne s’y attendrait pas.


AJ: Les soirées se déroulent toujours en trois temps, avec une première partie consacrée aux projections, puis un moment de présentation par l’artiste invité·e, suivi d’un échange avec le public. La parole et la réflexion collective ont une place spéciale et qua-siment équivalente à celle dédiée à l’image. Pourquoi ce choix ?


Emma: L’artiste “In Focus” a champ libre pour sa présentation, qui peut être autant performative que discursive. Les formats des Blue Screen ne sont jamais fixes. L’idée est d’aborder un travail en cours et ses méthodes pour parler de la création en train de se faire, des stratégies politiques et esthétiques dans la production d’image et de montage, plus que d’un objet fini. Les événements incluent la présentation d’œuvres comme une exposition. Nous présentons toujours, en parallèle des projections, des installations et d’autres dispositifs comme des vidéos qui se montrent en boucle, sans début ni fin. Certaines sessions, comme celle avec Katja Mater (Blue Screen #4, 12.10.2022) s’attachent à un format en particulier (dans ce cas, le 16 mm). En général, la présentation se poursuit avec un Q&R auquel peuvent aussi participer les autres artistes de la programmation si iels sont présent·e·s dans la salle. C’est très excitant de voir l’espace de discussion s’ouvrir et la soirée se déployer collectivement après l’intimité de la projection, pour plonger dans la pratique de l’artiste invité·e.


Chloé : En novembre, Caroline Corbasson (Blue Screen #8, 13.09.23), elle-même invitée au préalable par Stéphanie Roland (Blue Screen #7, 24.01.23), passe la main à Éponine Momenceau avec qui elle a collaboré pour ses films en tant que directrice de la photographie. L’approche d’Éponine est a priori plus technique de par son métier. Ce n’est qu’en croisant nos références que l’on a commencé à entrer dans son travail et cerner les subtilités de son univers. Le programme s’est construit par, ou grâce à cet étonne-ment face aux images et leurs associations. L’hétérogénéité des films nous a amenées à proposer un autoportrait de Scott Fitzpatrick et CGH-SDU (Homenagem à Mínima Informação) de Giselle Beiguelman, qui répondent à l’approche très texturée d’Éponine. Les corps au ralenti s’abstractisent autant que les paysages, pour laisser place à un jeu sur la couleur et le son qui nous embarque dans une expérience esthétique à la fois solaire et énigmatique.


AJ : Vous fonctionnez avec l’inconnu en confiant partiellement le choix de la programmation à vos invité·e·s. Comment jouez-vous de cette partie imprévisible pour préparer vos programmes ? Quel pourrait-être le fil rouge depuis l’invitation de Graham Kelly pour Blue Screen #1?


Emma & Chloé : Toutes les sessions sont profondément liées à la recherche autour de l’image et de ses possibilités, sans limite de format. Et pas seulement de l’image, mais de l’image en mouvement : sa nature, ses transformations, son rapport au temps et à l’espace sont certainement ce qui traverse le plus les sessions. Blue Screen #4 avec Katja Mater, l’un des premiers événements publics après la pandémie, en est un bon exemple. La pratique de Katja entre la photographie, le film, l’installation a quelque chose d’hybride qui nous permettait de penser l’image autrement. Nous avions montré une installation 16 mm (As Much Time as Space, 2017) et un prototype sonore (Two Intersecting Loops of Silence, 2022) qui rendait le silence audible. Le programme qui incluait d’autres films 16 mm de Els van Riel (la projectionniste de la soirée), Ans Mertens & Maika Garnica et Sarah Pucill témoignait de la profonde intimité et de la conscience matérielle du film que toutes et tous entre-tiennent avec le celluloïd. La séance avec Toon Fibbe (Blue Screen #2), dont le travail traite des métaphores — corporelles et surtout fantomatiques —  mises en œuvre pour comprendre les processus économiques et financiers qui dictent nos comportements, atteste de la variété des images en mouvement d’un Blue Screen à l’autre. Son film Pantomime of Spirits (2017) était projeté en boucle au  8e étage de l’ancien bâtiment de Level Five, qui faisait face à la Bourse de Bruxelles. Il guidait le·la spectateur·ice à travers un modèle 3D du bâtiment en décrépitude de la Bourse, que l’on pouvait voir en parallèle par la fenêtre. Les chorégraphies des images de Toon dialoguaient aussi avec un film de Benny Wagner et l’animation de Julien Prévieux, What Shall We Do Next, dans laquelle l’artiste s’approprie des gestes liés à des brevets pour l’invention de machine,  qu’il soustrait à leur fonction utilitaire.


AM : Blue Screen s’appuie sur les réseaux et les moyens de Level Five, mais aussi ceux d’Hypernuit, une structure associative de production de films fondée par Chloé. Comment articulez-vous ces différents opérateurs et quelle importance attachez-vous aux pratiques collaboratives ?


Chloé & Emma : Blue Screen reçoit des subventions publiques (en alternance entre la Fédération Wallonie-Bruxelles et le Vlaams Audiovisueel Fonds) grâce auxquelles on rémunère les intervenant·e·s (et nous-mêmes) —  après avoir démarré sur fonds propres et vendu des soupes pour payer les artistes... Level Five, Hypernuit et S.M.O.G. nous fournissent un soutien technique et matériel pour l’équipement audiovisuel. Cette combinaison de soutiens nous octroie la liberté de montrer et diffuser sans trop de contraintes et sans devoir attendre de validation institutionnelle. Ce sont ces collaborations qui permettent aux artistes de reprendre le pouvoir, en quelque sorte, en choisissant ce qu’iels souhaitent distribuer, diffuser ou ce à quoi iels souhaitent associer leurs œuvres. Blue Screen crée des contextes de reconnaissance entre les artistes et le public. C’est la raison pour laquelle on leur donne la voix pour inviter qui iels veulent montrer ou voir.


Emma: Nous avons la chance et le pouvoir d’organiser quelque chose par nous-mêmes et de créer d’autres relations sans contraintes autour d’événements ponctuels. Par ailleurs, Blue Screen traduit aussi la réalité de la réalisation d’un film. On parle toujours d’une convergence de pratiques et d’expériences, d’un réseau dense qui donne aussi beaucoup d’énergie et d’inspiration aux un·e·s et aux autres. Le partage de moyens est également une forme de résistance pour produire.


AM : Chloé, cela m’évoque le sujet du documentaire H-H (2017) que tu as réalisé autour du groupe de Medvedkine, dont faisaient partie Chris Marker et Jean-Luc Godard.


Chloé: Les revendications initiales du groupe de Medvedkine étaient liées à une classe sociale et à son accès à la culture. Son développement rappelle que la question d’une mise en commun de moyens et du faire peut produire des formes politiques et esthétiques. C’est des sujets qui m’importent dans ma pratique artistique, et qui se prolongent dans les projets curatoriaux que nous menons avec Emma. Ces expériences collectives agissent en faveur d’une force émancipatrice proche de ce que l’on recherche avec Blue Screen. Le programme s’est aussi développé dans le contexte de Level Five, l’un des plus gros collectifs d’artistes de Bruxelles qui opère comme une organisation démocratique, avec un forum, des discussions mensuelles visant à offrir un milieu de survie aux artistes qui y adhèrent. J’espère que le programme parvient à soutenir, voire encourage cette autonomie par la fédération de moyens, sa programmation en relais et son accessibilité.


AJ : Vous ne montrez jamais vos propres films. Que pourrait-on lire ou comprendre de vos pratiques et de vos intérêts en suivant le programme ?  

Emma : Blue Screen nous confronte autrement à ce que nous traitons d’habitude dans nos travaux, comme l’architecture et l’apparition de subjectivités dans des espaces urbains. Nos travaux s’attachent aussi à la façon dont des corps sous contrôle peuvent trouver une porte de sortie et s’émanciper. Nous avons des approches très différentes, bien que l’on aime toutes deux composer avec la durée et l’observation — Chloé travaille davantage avec la narration, là où mes films produisent plus de flottement entre la réalité et la fiction. Je crois que c’est intéressant de voir les fils communs de nos recherches lorsque l’on échange sur les œuvres que l’on veut programmer, sans jamais pour autant arriver avec les mêmes propositions.